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Ruysbroeck l'Admirable
Le Livre du Royaume des Amants de Dieu

PROLOGUE

     Le Seigneur a ramené le juste dans les voies droites, et il lui a montré le royaume de Dieu (1). En ces paroles du Sage nous trouvons cinq enseignements : 1° lorsqu'il dit : le Seigneur, il nous montre la puissance de Dieu, maître et seigneur de toute créature. 2° Par ces mots : a ramené, il nous rappelle la chute et l'égarement des hommes, en même temps que la compassion et la miséricorde par lesquelles Dieu a replacé dans le chemin droit l'homme qui était tombé dans le péché originel, et s'était égaré, le rappelant ainsi de la mort à la vie. 3° Lorsqu'il dit : le juste, il nous fait voir l'amour et la libéralité de Dieu, qui pour nous rendre justes a voulu souffrir la mort en grande charité et désir de nous sauver. 4° Lorsqu'il parle des voies droites, il nous donne à comprendre la sagesse infinie et la générosité que Dieu nous a montrées dans ses dons sans nombre : c'est là ce qui porte l'homme vers les vertus, c'est-à-dire dans les voies droites. 5° Par ces paroles enfin : et il lui a montré le royaume de Dieu, nous comprenons l'utilité et la raison de toutes les œuvres divines, qui ont été accomplies afin de permettre à l'homme de contempler le royaume de Dieu, c'est-à-dire Dieu lui-même, et d'en jouir durant l'éternité.
 
 

CHAPITRE I.

DE LA SOUVERAINETÉ DE DIEU ET DE LA CRÉATION DES ANGES ET DES HOMMES.
 

     En premier lieu, il est parlé du Seigneur : car Dieu est le principe, la source, la vie et le soutien de toutes les créatures. Quatre prérogatives appartiennent à un seigneur : la puissance, la sagesse, la libéralité ou miséricorde, et la rectitude. Dieu est puissance : tout lui est soumis. Dieu est sagesse insondable, et aux yeux de cette sagesse toutes choses sont claires et à découvert. Il est la libéralité et la bonté qui donne sans mesure. Enfin il est la rectitude qui récompense ou punit chacun selon ses actes.

     C'est pour montrer sa puissance, sa sagesse et sa bonté qu'il a créé le royaume des cieux et celui de la terre, donnant au ciel comme ornement les anges et lui-même, et au royaume de la terre les hommes et la grande variété des créatures. En créant il a manifesté sa puissance ; dans l'ordonnance de toutes choses il a montré sa sagesse ; il a fait preuve enfin de bonté et de libéralité en répandant ses dons innombrables.

     Dieu a créé la nature angélique, les esprits de haute intelligence et il leur a donné le pouvoir et la grâce de se tourner vers lui avec humilité et révérence, amour, louange et respect souverain, afin que, pratiquant ce retour, ils puissent posséder le royaume infini d'éternelle immutabilité. Il a voulu que leur intelligence fût transformée et illuminée par la sagesse sans mesure ; que leur volonté libre se tournant vers lui fût pénétrée et envahie par l'amour infini ; que toutes leurs puissances enfin dans leur unité fussent comme plongées dans l'éternelle et infinie jouissance.

     Ceux qui se sont tournés vers Dieu possèdent donc la béatitude, car chacune de leurs puissances opère son retour dans la lumière de gloire, met sa jouissance dans l'éternelle divinité et pénètre dans la clarté essentielle. Ceux au contraire qui se sont détournés de Dieu pour se complaire en eux-mêmes et dans la noblesse de leur nature sont malheureux ; car d'eux-mêmes ils sont si impuissants, si dépourvus de grâce et rencontrent de tels obstacles (2), qu'ils ne peuvent plus se retourner vers Dieu ; leur intelligence est envahie par les ténèbres du péché et détournée de la clarté divine ; leur volonté est toute remplie d'amertume et souffre l'éternelle damnation : déchus du plus haut état dans le plus bas, ils sont désormais les ennemis de Dieu, des anges, des saints et des hommes.

     Alors Dieu créa la nature humaine et l'embellit de ses grâces, afin que, par humilité, soumission, fidélité, louange, amour et vénération, elle pût posséder et mériter la place que les anges avaient perdue par les vices contraires.

     Telle est l'explication de la première parole du Sage : le Seigneur, terme qui marque la puissance par laquelle Dieu a créé toutes choses de rien, la sagesse avec laquelle il a ordonné le ciel et la terre, la bonté et la libéralité qui ont paru dans ses dons multiples répandus sur le monde, sur les anges et sur les hommes, l'équité enfin qui lui fait récompenser les bons par le don de lui-même dans la joie éternelle et rejeter les mauvais dans les peines sans fin. C'est le premier des cinq enseignements principaux donnés par le Sage, celui qui est contenu dans cette parole : le Seigneur.

CHAPITRE II.

DE L'INCARNATION DU CHRIST, ET COMMENT IL A REFAIT
L'HOMME PAR LE MOYEN DES SEPT SACREMENTS.
 

     La seconde remarque s'applique à ce qui est dit ensuite : Il a ramené. Or l'on n'a besoin de revenir et d'être ramené que lorsque l'on s'est égaré. Tel est le cas de la nature humaine qui est tombée par le péché du premier homme, et qui, de libre qu'elle était, est devenue une prison, un cachot, un exil, un désert et un lieu perdu pour tous ceux qui y naissent : car ils sont enfants de la désobéissance (3). Aussi le Seigneur a-t-il voulu prendre cette nature humaine afin de ramener l'homme égaré. Il s'est fait humble, obéissant et il s'est livré au service de son Père, donnant fidèlement aux hommes ses enseignements, ses exemples et sa miséricorde. Il a embrassé le labeur par charité, il a souffert avec douceur et patience, et il est mort par amour ; il a payé équitablement la dette et il a relevé la nature humaine en lui rendant la liberté. Ainsi a été délivrée toute cette nature et sont devenus libres tous ceux qui sont régénérés dans le Christ. Celui donc qui veut être régénéré et recouvrer la liberté doit avoir la foi et recevoir le premier sacrement qui est le baptême, gage de la purification spirituelle. C'est là revêtir une nouvelle vie et entrer dans la famille chrétienne ; mais aussi faut-il dès lors renoncer au démon et à son service et donner sa foi au Christ. L'âme reçoit le vêtement d'innocence, c'est-à-dire qu'elle est revêtue de la mort et des mérites du Christ, et elle promet de présenter ce vêtement sans tache au jugement de Dieu. Quatre prérogatives lui sont données : 1° elle est rachetée des peines éternelles ; 2° elle devient digne des joies de l'éternité ; 3° elle reçoit la grâce divine à toute heure, afin de pouvoir progresser sans cesse dans la vertu ; 4° elle entre enfin en participation de tout le bien qui fut et qui sera jamais.

     Afin de mieux remplir ses promesses et faire grandir la grâce de Dieu, l'homme doit recevoir le deuxième sacrement appelé la confirmation, prêt à porter la croix du Christ et à combattre le démon, le monde et sa propre chair. Trois choses lui seront données dans ce sacrement : 1° une grâce de Dieu croissante ; 2° une puissance contre le démon, qui ainsi affaibli sera d'autant plus tenu en respect ; 3° un affermissement en toutes vertus. De cette manière, l'homme est régénéré et orné au baptême, puis affermi par la confirmation.

     Cependant par l'orgueil de son cœur, les désirs de son âme et les délectations sensibles, il tombe souvent en des péchés personnels, viole ainsi sa foi, souille son âme, perd la grâce de Dieu et méprise la mort et la rédemption du Christ. Mais sachant que l'homme est inconstant, le Seigneur, qui l'a créé et ensuite l'a régénéré par sa mort, ne veut pas le perdre à jamais. Aussi a-t-il laissé à la sainte Église le troisième sacrement, la pénitence ou le repentir des péchés. Or, de la part de l'homme quatre dispositions doivent se manifester sous l'influence divine : 1° un regret réel des péchés commis ; 2° une volonté ferme de ne les plus commettre ; 3° un parfait propos de satisfaire à la sainte Église par la confession et la pénitence, selon la sentence du prêtre ; 4° un ardent désir de servir Dieu à l'avenir avec une humble soumission et avec la confiance qu'il lui donnera l'éternelle béatitude, et enfin un aveu contrit de ses fautes. Telles sont les quatre conditions que l'homme doit remplir pour satisfaire la justice ; et alors ses péchés lui seront remis et il recevra plus de grâces qu'il n'en avait auparavant. Il deviendra ainsi participant de toutes les bonnes œuvres qui se font dans la sainte Église.

     Le quatrième sacrement fut institué par le Christ au moment où il allait échanger l'exil pour la patrie, un milieu d'étrangers pour des amis, la pauvreté pour la richesse, la mort pour la vie, l'affliction pour l'allégresse ; et ce fut sous forme d'un festin tout spécial où il donna son corps et son sang en nourriture et en breuvage, de façon à nous unir à lui pour jamais. Il nous faut donc recevoir ce sacrement dignement et avec une humble révérence, comme il convient vis-à-vis du Créateur de toutes choses, et aussi avec un sentiment d'affection intime envers celui qui, dans son très fidèle amour, est mort pour nous et veut encore se donner lui-même dans l'éternité.

     Le cinquième sacrement est l'ordre, qui sépare l'homme des plaisirs et des occupations terrestres pour l'appliquer à Dieu en grande paix et dignité, pourvu qu'il le reçoive avec la rectitude désirable. L'homme y acquiert en même temps l'ensemble des vertus, ainsi que l'ornement stable d'une noblesse singulière dont les marques demeurent éternellement.

     Le sixième sacrement est le mariage, fait pour ceux qui vivent dans le monde, afin qu'ils se conduisent selon la loi, se donnant mutuellement leur foi et la maintenant jusqu'à la mort.

     Le septième sacrement est l'extrême-onction. L'homme doit désirer le recevoir lorsqu'il pense qu'il n'a plus longtemps à vivre, afin que, par la vertu du sacrement, ses péchés véniels ou ceux qu'il aurait oubliés soient remis par l'intermédiaire de la prière du prêtre et de celles de la sainte Église.

     Tels sont les sept sacrements, dont l'effet est soit de retirer l'homme de la mort éternelle méritée par le péché originel et par ses propres péchés, soit de le purifier de ses péchés véniels, de l'armer contre le démon, de le conduire et de l'attacher à Dieu, de lui donner enfin dans le temps une vie conforme à la loi.

     C'est la deuxième des cinq principales considérations. Elle enseigne comment le Seigneur a ramené l'homme vers lui par le moyen de sa mort et des sept sacrements.
CHAPITRE III.

DESCRIPTION DES HUIT MARQUES AUXQUELLES
ON RECONNAÎT L'HOMME JUSTE.

     En troisième lieu, il est parlé du juste ; car c'est pour le rendre tel que Dieu ramène l'homme.

     Or, lui-même peut juger d'après quatre indices s'il est juste et s'il a été ramené par le Christ dans la puissance du Saint-Esprit, au moyen des sacrements. Le premier indice c'est s'il se confie à Dieu pour tout besoin dans le temps et dans l'éternité, lui demeurant fidèle de tout son être et de tout son pouvoir. Le deuxième apparaît dans la pratique de l'amour volontaire et effectif à l'égard des nécessités du prochain dans son corps ou dans son âme. Le troisième indice se manifeste par la patience et la douceur en face de tout ce qui peut nous atteindre de la part de Dieu ou des créatures. Le quatrième enfin consiste à avoir un esprit élevé, libre et dégagé, sans attache pour aucune créature, mais demeurant stable dans l'amour de Dieu, attendant joyeusement et avec confiance le royaume éternel. À ces quatre indices on reconnaît l'homme juste dans une vie active.

     Il y a aussi des marques particulières qui appartiennent à l'homme juste, dans une vie contemplative. La première est un esprit libre, élevé par le désir vers l'unité divine et y adhérant avec amour. La deuxième est une intelligence éclairée par la grâce, et qui contemple avec admiration la richesse de la Trinité. Ainsi transformée cette intelligence fixe sans étonnement la clarté immense, car elle est soutenue par la lumière de l'unité. La troisième marque est un repos bienheureux, où toutes les puissances s'apaisent, comblées qu'elles sont, pénétrées et inondées de plus de richesses et de joies qu'elles n'en peuvent souhaiter. La quatrième marque enfin est comme une immersion et une perte de soi-même dans cet abîme de joies et de richesses. Or, nul ne pouvant marcher dans l'obscurité, on demeure là éternellement perdu : c'est le plus haut degré de béatitude. Telles sont les différentes marques auxquelles on reconnaît l'homme juste dans la voie de la contemplation et celle de l'action, et c'est ainsi que le Seigneur l'a ramené, selon la troisième parole du Sage.

CHAPITRE IV.

DE TROIS VOIES POUR ALLER AU CIEL.
 

     La quatrième parole est ainsi conçue : les voies droites. Remarquez bien comment le Seigneur y a ramené le juste. Les voies, en effet, qui mènent au royaume de Dieu sont de trois sortes : il y en a une qui est extérieure et sensible, une autre qui est purement naturelle, et enfin une troisième qui est surnaturelle et divine.

     La première voie est donc extérieure et sensible ; ce sont les quatre éléments et les trois cieux auxquels Dieu a donné l'ornement convenable. Il y a là pour lui un royaume, mais tout extérieur et n'offrant qu'un vestige et une lointaine ressemblance de sa beauté (4). Ce royaume a été créé et orné pour l'utilité des hommes, afin que le voyant et le contemplant ceux-ci se montrent fidèles à Dieu, le servent avec toutes les créatures et le louent de toutes ses œuvres.

     Le premier élément ou élément inférieur est la terre, que Dieu a créée et ornée d'un grand nombre d'arbres et de plantes qui portent des fruits de diverses espèces pour les besoins de l'homme. Dieu y a mis aussi toutes sortes d'animaux pour son service, le constituant maître de toutes choses.

     Puis il a créé le deuxième élément, les eaux, qui parcourent et traversent la terre de mille façons et en font l'ornement. Des poissons en grand nombre et d'autres animaux y abondent, destinés à donner aux hommes une nourriture qui les purifie.

     Le troisième élément est l'air, qui décore la terre et les eaux, car il est éclairé par la lumière du ciel et tout transparent. Sans la lumière matérielle, en effet, il n'y aurait ni couleur ni forme qui permette de distinguer les choses d'une façon sensible. L'air est orné à son tour de nombreuses espèces d'oiseaux qui le peuplent.

     Le quatrième élément est le feu, et c'est un ornement et une source de fécondité pour la terre, l'eau et l'air ; car sans le feu, rien sur la terre, dans les eaux ou dans l'air, ne peut croître, venir à la vie, ni s'y maintenir (5).

     Tels sont les quatre éléments dont toutes choses sur la terre sont faites.

     Dieu a aussi créé le ciel inférieur, le firmament, qui exerce son influence sur tous les éléments. C'est par son mouvement, en effet, que toutes les créatures se meuvent, vivent et grandissent, et il a reçu pour ornement et pour lumière la splendeur et la clarté des planètes et des étoiles qui régissent la nature. Quant à la partie supérieure du firmament, elle brille et resplendit de la clarté du ciel supérieur.

     Le second ciel créé par Dieu est le ciel moyen, appelé transparent, liquide ou cristallin : non pas qu'il soit de cristal, mais à cause de sa clarté. Il orne le firmament dont les hauteurs, grâce à la transparence du cristallin, brillent de la lumière du ciel supérieur. Le second ciel est tout orné de clarté et son sommet est appelé le premier mobile, parce qu'il est le point de départ et le principe de tous les mouvements du ciel et des éléments. Les planètes et la marche du ciel lui sont soumises, et toute nature corporelle opère sous son influence. Mais aucune chose créée n'a pouvoir sur la créature raisonnable, pas même le premier mobile ; car cette créature peut en elle-même surmonter l'influence des corps célestes et de tout ce qui est créé, si elle y trouve opposition à la vertu.

     Enfin Dieu a créé le ciel supérieur (6), qui est une clarté pure, simple et immobile, principe, source et fondement de tout ce qui est corporel. Ce ciel comprend en lui-même tous les cieux et tous les éléments, comme dans une sphère. Il est plus large, plus profond, plus haut et plus grand que tout ce que Dieu a créé de corporel, et il a pour ornement Dieu lui-même, avec les anges et les saints. La clarté matérielle et créée, en effet, dépend d'une clarté spirituelle et incréée, qui est la haute nature de Dieu. Voyez, ce ciel, avec tout ce qu'il contient, c'est toute la création matérielle : c'est le royaume de Dieu extérieur et sensible. L'homme peut contempler et admirer l'ordre et la beauté qui y règnent, et ainsi servir et louer Dieu en toutes choses. Ses sens extérieurs lui permettent de voir et de connaître ce qui est en dessous du firmament, de même qu'il peut imaginer et apercevoir ce qui est au-dessus, au moyen des sens internes et de la raison. Mais là où finissent les cieux corporels, là aussi s'arrêtent l'imagination et les sens extérieurs ou intérieurs, car lorsqu'il n'y a plus de matière, il n'y a rien à quoi se prennent les sens : ni Dieu, ni les anges, ni les âmes ne peuvent être saisis par eux, car ils sont sans figure.

Telle est la première voie, la voie extérieure et sensible qui conduit à Dieu.

CHAPITRE V.

DE LA VOIE DE LUMIÈRE NATURELLE.
 

     La deuxième voie qui mène au royaume de Dieu est une voie de lumière naturelle, dans laquelle marchent tous ceux qui pratiquent la vertu, mais avec une intention purement humaine et en dehors de l'action du Saint-Esprit. Leurs puissances inférieures sont ornées de vertus morales naturelles tandis que leurs puissances supérieures s'élèvent et tendent au repos dans la simplicité essentielle de l'âme, qui porte l'image de Dieu et lui constitue un royaume naturel (7).

     Selon le corps, l'homme est composé des quatre éléments, et selon l'âme il est créé de rien, à l'image de Dieu. La première puissance naturelle qu'il possède est appelée irascible. Elle doit dominer tout ce qui s'oppose à la morale, dompter l'instinct bestial et les mauvais penchants de la nature, et s'en rendre maîtresse. Elle doit être ornée de la première vertu morale, la prudence, qui lui fait considérer d'où vient l'homme, où il est et où il va, la brièveté de la vie, l'instabilité du temps, la misère du monde, la longueur et la durée de la vie à venir. D'autre part, elle doit considérer et éprouver la noblesse, la bonté et l'ordonnance des vertus qui ornent l'homme à l'extérieur et à l'intérieur ; de sorte que la puissance irascible, moyennant la prudence, est capable d'éloigner tout désordre tant à l'extérieur qu'à l'intérieur.

     La deuxième puissance naturelle est appelée concupiscible. Elle doit être ornée de la deuxième vertu morale qui s'appelle la tempérance, afin de pouvoir dompter la concupiscence et empêcher l'excès dans le manger et dans le boire, la recherche dans les vêtements et l'abus des biens terrestres ; de sorte qu'on ne désire jamais au-delà du nécessaire, et quant au nécessaire, on ne le souhaite pas avec trop d'avidité.

     La troisième puissance naturelle est la raison. Tandis que les deux autres, si elles ne sont décorées des vertus, sont purement animales, la puissance raisonnable distingue l'homme d'avec les bêtes. Elle a pour ornement la justice, qui permet de donner et de recevoir, d'agir ou d'omettre, de régler et d'ordonner toutes choses selon une juste discrétion.

     La quatrième puissance naturelle est la liberté de la volonté. Elle doit être décorée de la vertu naturelle appelée la force morale, qui rend l'homme capable de dompter et de dominer toutes les puissances inférieures de l'âme, et qui donne à son cœur le courage de supporter l'opprobre et le dommage, l'abaissement ou l'élévation, le gain et la perte, la bonne et la mauvaise fortune, et tout ce qui peut venir de la part de toute créature. Ainsi pourra-t-il tout porter avec tranquillité de cœur et accomplir les fortes œuvres des vertus, sans rien négliger.

     Ce sont là les quatre puissances naturelles, gouvernées et ordonnées par les vertus qui donnent à l'homme l'ornement de sa vie morale. Telle est aussi la région inférieure de la voie de lumière naturelle.

     Mais il y a une région plus haute dans cette voie naturelle : celle des trois puissances supérieures de l'âme qui se détournent de ce qui disperse ou divise, et ainsi simplifiées se portent vers l'unité. La mémoire se tournant vers la nudité de son essence devient inactive dès qu'elle y est entrée (8). Elle se porte d'elle-même et tend vers son propre fond. Elle se tourne aussi vers les œuvres extérieures, au moyen de la puissance raisonnable de l'intelligence et de la liberté de la volonté, et elle peut ainsi régler et ordonner la sensibilité et les puissances corporelles. Quittant tout ce qui disperse ou divise, elle fait par propension naturelle son retour vers l'essence nue de l'âme, comme vers son principe et son repos propre, et elle trouve là son ornement naturel.

     La deuxième puissance supérieure est l'intellect. Lorsqu'il se tourne en lui-même et qu'il contemple la simplicité qui est en son fond, il cesse tout naturellement d'agir, prend son repos dans cette inaction et s'enferme en la simplicité de son essence. L'homme expérimente alors et découvre clairement par lui-même et par toutes les créatures, qu'il y a une cause d'où dépend et s'écoule tout ce qui est créé ; et c'est là qu'il désire trouver le repos pour l'éternité (9). Les créatures lui font pénétrer la puissance, la sagesse, la bonté et la richesse de cette première cause ; la puissance qui a tout créé, la sagesse qui a tout ordonné, la bonté et la libéralité avec lesquelles toutes choses ont été richement ornées et douées de mille manières. Or tout ce qui a été ainsi réparti entre les créatures avec une telle libéralité, est cependant demeuré en Dieu sans mesure, dans la richesse insondable de sa très haute nature.

     La troisième puissance est la volonté supérieure. Elle embrasse la mémoire et l'intellect, qui sont portés ainsi naturellement vers leur origine. Car lorsque les puissances supérieures sont affranchies du souci des choses temporelles et des satisfactions sensibles, et élevées au-dessus de tout, dans l'unité, il s'ensuit un repos très doux pour le corps et pour l'âme. Les puissances sont alors toutes pénétrées et simplifiées par l'unité de l'esprit et l'unité s'empare d'elles (10). Le sommet de la voie naturelle est l'essence de l'âme qui adhère à Dieu et demeure immobile. Cette essence est plus haute que le ciel supérieur, plus profonde que le fond de la mer et plus large que le monde entier avec tous ses éléments ; car la nature spirituelle l'emporte sur toute nature corporelle. C'est là un royaume naturel de Dieu, et le terme de toutes les opérations de l'âme. Car aucune créature ne peut agir sur l'essence de l'âme ; Dieu seul en est capable, lui qui est l'essence de l'essence, la vie de la vie, le principe et le soutien de toutes les créatures.

      Telle est la voie de lumière naturelle, où l'on marche avec les seules vertus de la nature et dans le repos de l'esprit. C'est pourquoi on l'appelle naturelle, car elle n'est pas sous la conduite de l'Esprit-Saint ni des dons divins surnaturels. Mais sans la grâce de Dieu on arrive rarement à la parcourir d'une façon aussi noble.

CHAPITRE VI.

DE LA TROISIÈME VOIE, QUI EST SURNATURELLE
ET DIVINE.
 

     La troisième voie ouverte vers le royaume de Dieu est surnaturelle et divine. L'âme y est mue par le Saint-Esprit, c'est-à-dire par l'amour divin, selon sept manières différentes. Ce sont là les sept modes ou les sept dons, décrits par Isaïe, qui constituent sept vertus principales, source et racine de toutes les autres (11). L'Esprit de Dieu est, en effet, comme une source vive d'où s'échappent sept veines jaillissantes, sept ruisseaux de vie qui vont croissant dans le fond de l'âme, et coulent à travers son royaume pour lui faire porter des fruits en abondance.

     L'Esprit de Dieu est la libéralité sans mesure ; il est clarté et feu qui embrase, faisant brûler et luire les sept dons, au sommet de l'âme, comme les sept lampes qui brillent devant le trône de la souveraine Majesté. Lui, l'amour divin, le clair soleil éternel, il émet ces sept rayons, tout brillants de clarté, qui échauffent, éclairent et fécondent le royaume de l'âme, semblables à sept planètes situées en son sommet comme dans le firmament, afin de régler et d'ordonner le royaume dans l'amour divin. L'âme aimante, c'est Samson dans sa force. Sa tête, c'est la volonté libre, et les dons du Saint-Esprit sont comme les sept boucles de cheveux qui en font l'ornement. Ils la remplissent de grâce, de force et de sagesse contre tout vice, et c'est pour cela que l'ennemi veut les retrancher (12).

     Les sept dons sont donc sept formes de l'action du Saint-Esprit dans l'âme qu'il embellit et ordonne, la rendant semblable à lui-même et la conduisant sûrement vers la jouissance éternelle.

CHAPITRE VII.

DE SIX SORTES D'HOMMES QUI NE SONT POINT EN ÉTAT
DE RECEVOIR CES DONS SURNATURELS DIVINS.
 

     Il y a six sortes d'hommes qui ne se disposent pas, comme il convient, à recevoir ces dons surnaturels divins.

     La première sorte comprend tous ceux qui vivent ouvertement en péché mortel et qui se sont détournés de Dieu pour s'adonner aux satisfactions de leur corps, à l'orgueil de l'âme, au désir des richesses terrestres, en opposition avec les commandements de Dieu et l'honneur qui lui est dû. Parmi les hommes qui vivent manifestement en péché mortel, il y a : 1° ceux qui poursuivent l'honneur, l'élévation et leur propre avantage sur la terre, qui portent envie aux autres et veulent les opprimer. Puis, 2° les avares pleins de cupidité, qui voudraient avoir en propre ce que Dieu a créé pour tous et posséder eux-mêmes toute richesse, s'ils le pouvaient. Par une telle conduite, ils se montrent injustes envers Dieu, en n'usant pas de ses biens pour son service, envers eux-mêmes, en se refusant toute paix, et envers le prochain, avec qui ils ne veulent pas partager ce qui a été créé pour tous. Enfin, 3° il y a les paresseux, gourmands et impurs, tout entiers à leurs instincts comme les bêtes, lourds, grossiers et totalement dénués de lumière divine. Il est clair pour tous ceux qui veulent voir que de tels hommes vivent loin de l'amour de Dieu et n'ont avec lui rien de commun.

     Parmi les païens, il en est qui n'obéissent ni à la loi naturelle ni à leur raison, mais se laissent conduire par le seul instinct de nature ; ils sont plus loin de Dieu que ceux qui vivent conformément à la raison naturelle et ils souffriront des châtiments plus sévères. Quant aux juifs, ils sont plus coupables que les païens, lorsque, méprisant tout ce qu'ils ont reçu, ils vivent comme des bêtes, sans souci pour leur loi. Ils n'ignorent rien, en effet, des commandements de Dieu et des prophéties ; ils savent les dons merveilleux accordés à leurs pères et ils ont sous les yeux les exemples de sainteté que ceux-ci leur ont laissés.

     Mais les chrétiens qui se détournent de leur devoir pour servir le monde, le démon et leurs basses jouissances, sont pires que les païens ou les juifs. Ils oublient, en effet, que le Christ est mort pour les sauver, qu'il leur a laissé ses sacrements et ses dons innombrables, avec la promesse de le posséder lui-même pour une jouissance éternelle. Ils ont promis au baptême fidélité, innocence et service sans fin ; et après avoir ainsi plus reçu et promis davantage ils méprisent tous les dons de Dieu. Cependant s'ils veulent se convertir, ils ont plus de facilité pour rentrer en grâce, car ils sont fils et les autres sont étrangers.

     Tous ces hommes dont nous venons de parler forment la première catégorie ; ils sont aussi loin que possible de toute ressemblance avec Dieu.
CHAPITRE VIII.

DE LA DEUXIÈME SORTE D'HOMMES MAUVAIS.
 

     Il y a une seconde catégorie, qui comprend les incrédules, rebelles aux douze articles de la foi et aux sept sacrements, ou ennemis opiniâtres de la sainte Église en quelque point que ce soit, d'une façon publique ou privée. S'ils demeurent dans leur incrédulité, ils sont tous voués à la réprobation, alors même qu'ils auraient toutes les vertus morales, pratiqueraient les œuvres de miséricorde et seraient doués de toute la clarté d'intelligence qu'ont jamais pu posséder tous les hommes.

     Or, quatre choses conduisent à cette incrédulité :
1° l'endurcissement dans la volonté propre qui fait que l'on ne veut suivre le conseil ni l'avis de personne ; 2° la complaisance prise dans le savoir naturel et dans la subtilité, ou encore le plaisir d'afficher extérieurement des manières singulières qui tranchent sur le commun des hommes vertueux ; 3° l'attachement de croyance à une idée ou inspiration quelconque, sans prendre garde suffisamment si elle est conforme ou contraire à la sainte Église ; 4° l'orgueil de l'esprit, par lequel l'homme croit ses propres opinions de préférence à celles de la sainte chrétienté.

     C'est ainsi que l'homme devient incrédule et indigne des grâces de Dieu. Mais ceux qui veulent se convertir doivent renoncer à leur propre volonté et soumettre leur science et leur intelligence à la doctrine et à l'enseignement de la sainte Église ; employer toute leur vie extérieure et intérieure à l'honneur de Dieu, en évitant l'orgueil ; croire enfin intérieurement et sans feinte ce que croit l'Église, en pratiquant extérieurement et en toutes manières, chacun selon son état, ce qu'elle commande et ce qu'elle pratique : ainsi ces hommes pourront-ils obtenir la grâce et ensuite gagner la béatitude. Les païens, même lorsqu'ils vivent selon le droit naturel, sont réprouvés ; car aujourd'hui le nom de Jésus-Christ, ses œuvres et ses prophéties, ainsi que la rédemption du monde ont été prêchés et publiés ouvertement jusqu'aux extrémités de la terre. Quant aux juifs, alors même qu'ils vivraient selon les commandements de Dieu, leurs coutumes et les enseignements de leurs pères, ils encourent une réprobation plus grave que celle des païens, car ils méprisent les prophéties de leur propre loi, qui ont annoncé l'avènement et les souffrances du Christ ; ils dédaignent sa venue, son enseignement et son œuvre avec une malice réelle et consciente, se montrant ainsi pires que les païens, car ils ont reçu plus de dons et ils ne veulent pas le reconnaître.

CHAPITRE IX.

DE LA TROISIÈME CATÉGORIE D'HOMMES MAUVAIS.

     La troisième catégorie comprend les hommes dissimulés qui font le bien en vue d'une récompense temporelle. De ce nombre sont ceux qui trompent et flattent leurs supérieurs en faisant montre de bonnes œuvres, de justice et de toutes les vertus morales, afin d'être élevés au-dessus des autres en honneur, en profit et en richesse. Ils ambitionnent les hautes dignités, la papauté ou l'épiscopat, une prélature régulière, la charge abbatiale ou prioriale, une supériorité quelconque ou une magistrature temporelle. Dans ce but, ils mentent et répandent la flatterie, simulant l'humilité, la droiture et un ensemble achevé de toutes les vertus. Mais il n'y a là qu'orgueil, avarice et tromperie. Et parce que ces hommes sont menteurs, toutes les œuvres qu'ils font ainsi sont en pure perte.

     Il y a encore ceux qui, habiles à tromper, se prodiguent en grands labeurs, afin d'être appelés saints, ou d'acquérir quelque profit temporel. Il n'en manque point de cette sorte, et quiconque accomplit ses bonnes œuvres au grand jour, pour être loué de la foule, est trompeur et ne mérite aucune récompense. Le prêtre qui dit sa messe pour le gain qu'il en retire ou afin de paraître bon est un hypocrite digne du châtiment éternel. Les moines, les nonnes, les religieux, les béguards, les sœurs, les béguines ou autres qui accomplissent des bonnes œuvres à l'extérieur, telles que jeûnes, veilles, prières, pèlerinages, qui marchent pieds nus, qui prêchent, qui portent de vils vêtements, ou bien qui affectent un profond silence, se retirent dans des ermitages et montrent mille manières étranges, tout cela afin de paraître saints ou de faire quelque profit, se rendent tous coupables de mensonge.

     Puis il y a les fourbes qui affichent leurs bonnes actions, afin qu'on les fasse bien manger et bien boire, et qu'on leur donne le moyen de mener une vie facile et agréable. Ils sont quelquefois très habiles et rusés, n'ayant d'ailleurs pas grande estime pour l'honneur du monde ni pour quelque bien que ce soit ; mais friands et gloutons, ils savent adresser de douces paroles à tous ceux qui peuvent leur donner quelque chose.

     Enfin il est des hommes qui mènent en secret une vie mauvaise, mais qui la dissimulent et la parent extérieurement de quelques vertus, afin de cacher leur malice et de pouvoir mieux s'y livrer.

     Tous sont menteurs et indignes des grâces divines. S'ils veulent pourtant se convertir et mériter l'amour de Dieu, ils devront persévérer dans toutes leurs bonnes œuvres. Mais au lieu de les accomplir comme ils faisaient jusqu'alors, en vue de l'honneur ou de la richesse, afin d'être élevés au-dessus des autres, ou de paraître saints, pour jouir de biens terrestres, plaire aux hommes ou dissimuler leur malice, ils devront changer leurs intentions trompeuses et poursuivre dans toutes leurs œuvres l'honneur et la louange de Dieu, ainsi que leur salut éternel, méprisant tout ce qui est de la terre : de cette façon, ils pourront obtenir l'amour divin et l'éternelle vie.

CHAPITRE X.

DE LA QUATRIÈME CATÉGORIE D'HOMMES MAUVAIS.

     Les hommes de cette catégorie sont pervers à cause de l'habileté et des ruses dont leur vie est pleine ; car ils veulent jouir de la terre et en même temps gagner le ciel. Mais plusieurs obstacles s'opposent à ce que la grâce de Dieu les aide. Ils ont la duplicité dans le cœur, voulant tout à la fois servir Dieu et le monde, plaire à l'un et à l'autre. Ils jeûnent, célèbrent les fêtes, vont à l'église, entendent la parole de Dieu et semblent suivre avec exactitude tout ce qui est prescrit. Ainsi croient-ils satisfaire à ce qu'ils doivent à Dieu. Mais leur intention n'est ni franche ni droite ; ils sont travaillés à l'intérieur de mille soucis, projets et subtiles pensées, tandis qu'à l'extérieur ils se préoccupent des moyens divers d'acquérir les biens terrestres. En un mot, ils veulent posséder à la fois le ciel et la terre, le temps et l'éternité.

     On rencontre de ces gens dans toutes les classes du peuple, aussi bien parmi les ecclésiastiques que parmi les laïques. Les moines et les nonnes désirent passer pour religieux, et cependant posséder en propre des biens autant qu'ils peuvent. Les chanoines et les prêtres séculiers veulent avoir deux ou trois prébendes, ou bien ils se livrent au négoce et acquièrent le plus de revenus possible. Laïques, gens de métiers, béguines, hommes de toute sorte cherchent Dieu, mais aussi les biens terrestres au-delà du nécessaire : chez tous c'est duplicité qui les éloigne de Dieu et les rend indignes de sa grâce.

     L'avarice est un nouvel obstacle, car ces hommes qui paraissent si ponctuels dans le service de Dieu oublient de compatir à autrui, de pratiquer la charité et la miséricorde. Il semble que pour le faire il leur manque toujours quelque chose et qu'ils ne peuvent se dessaisir de rien. Leur conscience, en éveil à l'endroit des autres vices, demeure muette vis-à-vis de la rapacité et de l'avarice ; car ils se font une conscience à leur gré et non selon la rectitude, n'étant pas mus par l'amour divin.

     À cette cupidité se joint une grande habileté naturelle et subtilité de vues. Ils savent prévoir de loin le gain et la perte, et en toute affaire, à l'égard de pauvres ou de riches, ils cherchent leur avantage, en cachette ou au grand jour. Personne ne les aime à cause de leur grande avarice. Mais dans leur prudence naturelle, ils donnent volontiers lorsqu'ils se sentent mourir, afin de pouvoir gagner ainsi le royaume des cieux. S'ils étaient capables de vivre toujours, ils ne donneraient jamais rien.

     Leur cœur est d'ailleurs endurci comme une pierre. Quelques sermons qu'ils entendent, quelques bonnes choses qu'on leur dise, quelques bons exemples qu'ils voient, et alors même que Dieu les châtie en leur envoyant des maladies ou la perte de leurs biens, ils demeurent toujours dans leur vieille habitude. Ils ont une prudence mauvaise, qui leur fait peu goûter la libéralité divine. Pour se rendre dignes de l'amour de Dieu, ils devraient l'aimer de meilleur cœur et mépriser à cause de lui toutes choses terrestres superflues. Qu'ils partagent donc avec les pauvres de Dieu le bien qu'ils ont reçu de lui, et qu'ils cherchent avec diligence et zèle son royaume, se laissant conduire dans toute leur vie par une juste charité et discrétion ; ainsi pourront-ils recevoir la grâce et ensuite la vie éternelle.

CHAPITRE XI.

DE LA CINQUIÈME CATÉGORIE D'HOMMES MAUVAIS.
 

     Une cinquième catégorie se compose de ceux qui sont esclaves d'eux-mêmes. Or voici les causes de cette servilité qui les prive de liberté et de noblesse et les rend indignes de l'amour de Dieu.

     Tout d'abord c'est la recherche d'eux-mêmes et de leur propre intérêt. Sous cette influence, ils fuient tout ce qui pourrait leur nuire, et s'ils craignent l'enfer et désirent l'éternelle joie, c'est parce qu'ils pensent surtout à eux-mêmes, faisant de cette recherche personnelle le mobile de tous leurs actes, ce qui leur donne grand labeur (13).

     Puis ils sont perpétuellement dans la crainte de subir une perte ou dans l'espoir d'un gain à réaliser. Aussi en voit-on parmi eux qui consentent à mépriser les biens de la terre parce qu'ils pensent à une richesse éternelle. Ils font d'ailleurs grand cas de leurs œuvres et de leur service, plus confiants en ce qu'ils accomplissent eux-mêmes qu'en leur titre d'héritiers de Dieu, affranchis et rachetés par le sang du Christ.

     Enfin ils se conduisent comme de vrais mercenaires, car s'ils ne croyaient pas que Dieu dût les récompenser, ils ne le serviraient point. Ils craignent plus le châtiment que l'offense de Dieu, et ils souhaitent le royaume du ciel surtout pour y jouir de la félicité et non pour y louer Dieu éternellement et demeurer à jamais ses libres serviteurs. Tous ces hommes se montrent serviles et ils ne sont pas conduits par la charité, car ils ne pensent qu'à eux-mêmes en toutes choses. La charité, au contraire, poursuit sans cesse l'honneur de Dieu ; elle nous apprend l'oubli de nous-mêmes et le renoncement, et nous suggère le désir de servir Dieu par amour dans le temps et dans l'éternité. Cette même charité nous porte encore à attendre avec confiance que Dieu nous donne son royaume et qu'il se donne lui-même pour l'éternelle joie.

     C'est ainsi que de bons serviteurs reportent leur intention vers Dieu et montrent qu'ils sont affranchis. De cette façon ils pourront recevoir sa grâce, persévérer dans leurs œuvres et acquérir la vie éternelle.

CHAPITRE XII.

DE LA SIXIÈME CATÉGORIE D'HOMMES MAUVAIS.
 

     Dans la sixième catégorie se rangent des hommes naturellement orgueilleux, de science subtile, souvent bien réglés dans leur vie extérieure et jouissant du repos, élevés qu'ils sont à une contemplation toute naturelle. Ils sont hautains et superbes, et veulent être supérieurs à tous par la singularité de leur vie. Il faut que tous les hommes leur rendent honneur et vénération à cause de leur haute spiritualité. Mais ils en trouvent peu qui les satisfassent ; car, pour cela, il faudrait concevoir d'eux grande estime. Quant à la vie des autres, soit extérieure, soit intérieure, quelque chose qu'on leur en dise, ils en font peu de cas, appréciant au contraire grandement leur propre vie. Ils veulent enseigner tout le monde et pensent avoir grande sagesse, ne souffrant d'ailleurs d'être instruits ni repris par personne, car ils sont orgueilleux et attachés à leur jugement. Leur intelligence naturelle et le savoir qu'ils ont acquis leur permettent d'ailleurs d'établir solidement et par de bonnes raisons tout ce qui vient d'eux-mêmes, et leur science est ainsi un nouvel aliment pour leur orgueil. Tous ceux qui ne sont pas éclairés de la lumière divine et fondés dans la vraie humilité s'y laissent prendre, et ils estiment grandement une telle subtilité d'esprit et des mœurs si bien réglées. D'autre part, les hommes dont nous parlons, jouissant du repos de la contemplation naturelle, sans être conduits par la grâce de Dieu, omettent souvent de rendre à leur prochain les services que n'oublie jamais la charité. Ils se recherchent, en effet, eux-mêmes dans cette contemplation et leur âme n'est pas droite ; ils préfèrent leur repos à toute œuvre de charité, et en cela ils se trompent, car la charité est un devoir, tandis que la contemplation ne sert de rien sans cette vertu. Mais ils croient que tout ce qu'ils ont ou peuvent acquérir leur est indispensable, car leurs nécessités sont grandes extérieurement et intérieurement.

     Ils sont d'ailleurs bien doués au point de vue de l'intelligence naturelle et se complaisent dans leur savoir et leur expérience spirituelle. S'il s'en trouve peu de ce genre sur la terre, ils sont en tout cas indignes des grâces de Dieu. Pour les obtenir, ils doivent dans toutes leurs œuvres et toute leur vie poursuivre d'un cœur humble la louange de Dieu et son honneur, se connaître eux-mêmes et ne point s'élever. Qu'ils aient pour leurs semblables, ornés comme eux de vertus, une estime égale ou même supérieure à celle qu'ils ont pour eux-mêmes. Qu'ils conservent la clarté de leur intelligence, mais qu'ils se maintiennent aussi dans l'humilité et ainsi ils deviendront plus éclairés de la lumière divine et pourront obtenir par le moyen du vide et du désintéressement des choses de la terre une vraie vie contemplative. Qu'ils gardent aussi la bonne attitude que leur donnent les vertus naturelles envers Dieu, envers le prochain et envers eux-mêmes, usant comme il convient de charité, de libéralité et de bonté : ce sera là une vie active bien réglée.

     Tous ceux donc qui, par leur vie, se rangent volontairement dans les six catégories mentionnées ici, demeurent tous en dehors des grâces de Dieu et sujets à de graves péchés. Ils ne peuvent être sauvés s'ils ne se convertissent chacun comme il a été dit.
 
 

(1) Sap., X, 10.
(2) Le terme vermiddelt qui signifie littéralement : séparé par un intermédiaire, rappelle la doctrine exposée par Ruysbroeck dans le Miroir du salut éternel, ch. VIII, à propos de l'homme pécheur : « Ressemblance et union sont en nous tous par nature ; mais pour les pécheurs, elles demeurent cachées dans leur propre fond sous l'épaisseur de leurs péchés. » Cf. Œuvres de Ruysbroeck, t. I, p. 96.
(3) EPH., II, ; V, 6.
(4) Saint Thomas (Summ. theol., 1a, quaest. XCIII, art. 6) dit de même : « In omnibus creaturis est aliqualis Dei similitude ; in sola creatura rationali invenitur similitudo Dei per modum ima ginis ; in aliis autem creaturis per modum vestigii. »
(5) Cette opinion sur l'influence de la chaleur par rapport à la vie des êtres animés était universellement admise des anciens. Saint Thomas la formule ainsi : « vita præcipue consistit in calido, quod est ignis, et humido, quod est aeris. » Summ. theol., 1a, quaest. XCI, art, I.
(6) Le système du monde tel qu'on le concevait au moyen âge était géocentrique, selon que l'avait adopté Ptolémée. Dans ce système, la terre occupe le centre du monde. Autour d'elle tournent différentes sphères cristallines qui se superposent. Chaque planète a sa sphère spéciale, qui l'emporte dans son mouvement. Au-dessus des sphères des planètes se trouve la sphère des étoiles fixes. Enfin, enveloppant le tout, une dernière sphère est appelée le premier mobile : cette sphère tourne en vingt-quatre heures autour de la terre, de l'est à l'ouest, entraînant dans son mouvement les sphères inférieures, douées elles-mêmes d'un mouvement propre. Au-delà de toutes ces sphères est l'empyrée ou habitation des élus. Ruysbroeck s'est visiblement inspiré de ce système du monde, mais en le simplifiant. Il parle des trois cieux : le ciel inférieur ou firmament, le ciel moyen dont le sommet est occupé par le premier mobile, enfin le ciel supérieur ou séjour des bienheureux qui enveloppe tout l'univers. Les juifs distinguaient aussi trois cieux superposés : celui de l'air, celui des astres et celui où habite Dieu. Le texte de saint Paul (II Cor., XII, 3) y fait allusion.
(7) Il est nécessaire de considérer ce que dit ici l'auteur comme une remarque purement spéculative, car, dans la pratique, cette élévation des puissances supérieures vers Dieu pour y trouver le repos ne peut exister sans la grâce. Mais comme certains hérétiques de son temps prétendaient parvenir à la contemplation par le moyen des seules puissances naturelles, il a tenu à distinguer dès le principe ce qui demeure purement naturel de ce qui est certainement surnaturel. Dans la suite, Ruysbroeck se servira de cette distinction afin d'établir tout son système ascétique et mystique.
(8) Tous les auteurs du moyen âge distinguent avec soin deux sortes de mémoire, l'une purement sensible et qui conserve les images, l'autre spirituelle qui est le réceptacle des espèces. intelligibles et qui aide l'homme à penser. C'est de cette seconde mémoire, appelée par Ruysbroeck la pensée élevée, qu'il faut entendre tout ce passage. Cf. S. THOMAS, Summ. theol., 1a, quaest. LXXIX, art. 6.
(9) L'auteur suit ici l'enseignement de Saint Bonaventure touchant la connaissance naturelle de Dieu : « Ostenditur quod Deum esse sit menti humanæ indubitabile, tamquam sibi naturaliter insertum. » (Quaest. disp. de mysterio Trinitatis, quaest.I, art. 1.) Saint Thomas s'exprime autrement et il dit que Dieu est connu seulement par l'intermédiaire des créatures : « Deus non est primum quod a nobis cognoscitur ; sed magis per creaturas in Dei cognitionem pervenimus. » (Summ. theol. 1a, quest. LXXXVIII, art 3.)
(10) Cette unité n'est autre que le sommet de l'esprit qui porte l'image de Dieu.
(11) Saint Thomas établit le rapport qui existe entre les dons et les vertus, lorsqu'il dit « Dona Spiritus sancti sunt principia virtutum intellectualium et moralium, sed virtutes theo1ogicæ sunt principia donorum. » Summ. theol., IIa Ilæ, quæst. XIX, art. 9 ad 4um.
(12) Cf. S. lsrnoaa, Comment. in Judic., C. VIII, n.7 ; et S. BONAVENTURE, De donis Spiritus sancti, coll. I, n. II.
(13) Il ne faudrait pas pousser à l'extrême ce que dit ici l'auteur, et si la crainte servile doit faire place à la crainte filiale, le désir de gagner le ciel et d'éviter l'enfer ne peut constituer, à lui seul, une marque de servilité ; la charité ne saurait être étrangère à un tel désir.

CHAPITRE XIII.

DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES.

     À la base de toutes les grâces, de tous les dons et de toutes les vertus théologales est la foi divine, qui est une lumière surnaturelle et le fondement de tout bien. Quiconque veut l’acquérir et être fils du royaume éternel doit, au point de vue naturel, s’élever déjà aussi haut que possible, afin de considérer comment Dieu a créé le ciel et la terre par amour pour l’homme ; comment il a comblé celui-ci de dons sans nombre, tant spirituels que corporels ; comment enfin il est mort pour tous, afin d’effacer leurs péchés, pourvu qu’ils veuillent eux-mêmes faire pénitence (1). Car Dieu est prêt à prodiguer sans compter son amour et le don des vertus ; il veut se donner lui-même avec tout ce qu’il est et tout ce qu’il a, pour une même éternelle jouissance dans l’éternelle gloire, pourvu que l’homme ose se confier en lui et veuille le servir librement avec une vraie obéissance.
     Tout ce que Dieu a fait, c’est par pure bonté et libéra-lité. Sa nature bienfaisante le porte à se répandre sans cesse avec tous ses dons dans le temps et dans l’éternité, afin d’élever jusqu’à lui tous ceux qu’il a ainsi comblés et les introduire dans l’éternelle jouissance. Aussi l’homme doit-il accomplir toutes ses œuvres librement pour l’honneur de Dieu, avec une vraie humilité et une exacte obéissance, et ne rien désirer ni vouloir en retour que ce qu’il plaira à Dieu de lui donner : car Dieu est libéral et bienfaisant, et pas un service n’est oublié de lui ni privé de récompense.
     En considérant ces choses, l’homme porte son activité naturelle aussi haut qu’elle peut aller. Mais là où la nature fait défaut, Dieu intervient avec sa lumière surnaturelle et il éclaire l’intelligence, de sorte que l’homme en conçoit plus de foi et de confiance qu’on ne peut le décrire. Puis il considère et contemple le bien éternel qu’il attend, et il espère sans hésitation obtenir ce qu’il croit et ce qui se présente à ses yeux. De là naît un amour affectif qui l’affranchit et l’unit à Dieu. Il aura dès lors les trois vertus théologales de foi, d’espérance et de charité : et avec elles le Saint-Esprit viendra en l’âme de l’homme, comme une source vive, d’où s’échappent sept fleuves de grâce, c’est-à-dire sept dons divins qui ornent l’âme, l’ordonnent et l’achèvent pour la vie éternelle (2).
CHAPITRE XIV.

DU DON DE CRAINTE DU SEIGNEUR (3)

     Le premier des sept dons divins, c’est la crainte amoureuse du Seigneur qui redoute plus de l’offenser que de perdre la récompense. Elle confère à l’homme un sentiment de révérence et de vénération pour Dieu et son humanité sainte, en même temps que le désir de conformer toute sa vie et toutes ses œuvres à l’honneur et à la ressemblance du Christ. De même elle lui fait concevoir grand respect et estime pour tous les sacrements de la sainte Église, pour la doctrine du Christ et de tous les saints, et pour le service de Dieu ; elle lui inspire la déférence courtoise à l’égard de ses supérieurs tant ecclésiastiques que séculiers, ainsi que le respect de tous les hommes de bien, en qui il reconnaît une vie vertueuse et une ressemblance avec Dieu.
     De cette crainte amoureuse naissent la vraie humilité et l’abaissement sincère, qui consistent pour l’homme à voir clairement le contraste entre la grandeur de Dieu et sa propre petitesse, entre la sagesse souveraine et sa propre ignorance, entre la richesse et la libéralité divines et la pauvreté et indigence qui sont en lui-même. L’humilité fait qu’il s’abaisse toujours et se fait petit devant les yeux de Dieu ; elle le porte à se regarder comme plus vil que tous, qu’ils soient ses supérieurs, ses égaux ou ses inférieurs. Ainsi abaissé et humilié, il servira volontiers quoiqu’avec discrétion tous ceux qui ont besoin de lui ; il se contentera facilement de la nourriture et de la boisson qu’on lui donne, dans la mesure où ses forces le lui permettent ; il se montrera humble dans son maintien, selon son état et les convenances, de sorte que nul n’ait de juste motif de le reprendre ; il sera enfin plein d’humilité dans ses démarches, à l’extérieur et à l’intérieur, devant Dieu et tous les hommes.
     L’humilité fera naître l’obéissance, qui donne à l’homme la soumission envers Dieu et ses commandements, envers les supérieurs et la sainte Église, envers tous les hommes vertueux enfin, pour tout bien. Par là aussi ses sens et ses puissances inférieures obéiront et se soumettront à la raison supérieure, se livrant au labeur de la pénitence corporelle, autant que la nature le peut discrètement porter.
Puis viendra l’abnégation de la volonté propre, par laquelle l’homme renonçant à lui-même, qu’il ait à agir ou à s’abstenir, se soumet à la volonté de Dieu en toutes choses, ainsi qu’à celle de ses supérieurs et de tous ceux avec qui il vit, en ce qui est permis et opportun, selon la discrétion. C’est à ceux qui possèdent ainsi la pratique de la crainte du Seigneur, après avoir renoncé à leur propre volonté et à leur propre jouissance, que s’applique la parole du Christ : « Bienheureux sont les pauvres d’esprit, car le royaume des cieux est à eux (4). » Nul n’est plus pauvre, en effet, ni plus dépouillé que celui qui sert Dieu toute sa vie, et ne veut, ne souhaite et ne désire rien que ce qu’il plaît à Dieu de lui donner. Celui-là est un vrai disciple et imitateur du Christ : car il ne possède aucune chose, et se confiant pleinement en Dieu, il se sent plus assuré que s’il avait lui-même le pouvoir de choisir entre tous les dons divins du temps ou de l’éternité.
     Un tel homme ressemble aux anges du chœur inférieur, il est leur émule et appartient à leur chœur ; car ceux-ci pratiquent la révérence et l’honneur envers Dieu, ils ont de la déférence pour tous les anges et tous les hommes ; ils sont humbles et dévoués au ser-vice de Dieu et de chacun. Dans leur office de mes-sagers ils font preuve d’obéissance envers tous, leur volonté est unie à celle de Dieu, et ainsi dépouillés de toute recherche propre, ils jouissent de la béatitude éternelle.
     Celui qui possède le don de crainte ressemble encore à Dieu lui-même tant dans sa nature divine que dans la nature humaine qu’il a prise. Dieu, en effet, n’a-t-il pas témoigné respect et honneur à la nature humaine, en l’élevant au-dessus de tous les cieux et de tous les chœurs des anges ? Il a fait preuve d’humilité en pre-nant cette nature pour se l’unir. Enfin il a pratiqué l’obéissance en se rendant aux désirs et aux appels des patriarches et des prophètes ; il a fait abandon de sa volonté, selon que disent les Écritures, en mille manières, et il s’est soumis aux désirs de ses amis. Dans sa nature humaine, le Christ était rempli de res-pect et de vénération pour son Père ; il poursuivait son honneur, sa louange et sa gloire en toutes ses œuvres. Il le servait avec une humble soumission, et son humilité se montrait encore à l’égard de tous les hommes, en particulier de ses disciples, qu’il assistait en toutes circonstances. Avec quelle humilité a-t-il lavé lui-même leurs pieds, disant : « Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir (5). » Sa volonté était soumise et pleinement abandonnée à celle de son Père durant sa vie et jusqu’à la mort. Il obéissait même volontiers à la loi juive et à ses prescriptions, ainsi qu’aux coutumes des patriarches et des prophètes, lorsqu’il le jugeait convenable.
     Posséder d’une façon parfaite la crainte du Seigneur, c’est orner et transformer au moyen des vertus divines ce que l’on peut appeler l’élément terrestre chez l’homme et régler l’appétit irascible. La terre reçoit son ornement des arbres qui la couvrent avec leurs fruits sans nombre telle est chez l’homme l’intention appliquée à Dieu en toute révérence et vénération. Les plantes délicates, au parfum délicieux, ce sont les diverses formes du service de Dieu accompli avec une humilité sincère. Les animaux et les bêtes sauvages qui vivent sur la terre et que l’homme doit dompter, ce sont les puissances inférieures qu’il faut amener à obéir selon la rectitude. Mais l’homme raisonnable trouve son vrai ornement à se renoncer soi-même et à se soumettre à Dieu sans résistance de la volonté propre. Voilà ce qui s’appelle orner la terre et dominer l’appétit irascible.
     L’homme est ainsi établi dans un paradis terrestre qu’il doit cultiver et garder. Le cultiver, c’est pratiquer les vertus ; le garder, c’est s’abstenir du péché, qui ferait perdre à la fois le fruit et le paradis. Au milieu de ce paradis il y a l’arbre de vie, l’arbre de la science du bien et du mal (6). Il représente la délectation natu-relle et produit des fruits beaux et savoureux, propres à satisfaire la nature. Le démon et le monde les présentent et les offrent aux sens figurés par la femme, qui à son tour les porte à l’homme, image de la raison supérieure, à qui Dieu a confié la garde du paradis. Or, l’homme peut bien manger du fruit des vertus pour sa consolation et sa joie, et croître ainsi toujours en grâce ; mais il lui est défendu de se nourrir du fruit de la délectation sensible, c’est-à-dire de vivre selon la satisfaction de la nature. Aussi dès que la raison supérieure consent à prendre ce fruit et se laisse entraîner par les suggestions de la femme, c’est-à-dire par les sens et le démon, malgré les défenses de Dieu et à l’encontre de sa volonté, l’homme est chassé du paradis, il est dépouillé de toutes vertus, banni et retranché du royaume éternel de Dieu.
     Si l’on veut élever la crainte de Dieu et toutes les vertus qui en naissent jusqu’à la plus haute perfection, il faut observer ce qui suit :
Porter vers Dieu son intention
et la lui dévouer sans cesse
en une application constante ;
puis grandir dans la crainte du Seigneur,
afin de le servir sans retour
en grande louange et vénération.
Il faut aussi bien connaître,
savoir et envisager toujours,
dans le fond de sa conscience,
comment on doit vaquer à Dieu,
en même temps que servir tous les hommes,
avec une vraie humilité.
Qu’en vous les vertus veillent sans cesse
sans jamais se livrer au sommeil,
s’exerçant en toute droiture ;
puis livrez-vous avec joie
sans nulle fatigue ni trêve
au labeur de l’obéissance.
Dépouillez la volonté propre
afin de l’abandonner à Dieu,
en toute abnégation.
Lorsqu’on vit sans faire de choix,
on ne peut plus rien perdre,
dans le temps ni dans l’éternité.
Tournez-vous franchement vers ce but,
vous aurez la crainte du Seigneur,
dans sa perfection la plus haute.

     Mais voici maintenant quatre obstacles qui s’opposent à ce que l’homme possède la crainte de Dieu en cette perfection :
Ceux qui vivent avec négligence
font preuve de peu de crainte
pour servir Dieu dignement.
Les gens grossiers et bornés
ne savent point servir humblement
en vue de l’éternité.
Il faut souvent qu’ils se plaignent
ceux qui portent avec peine
le joug de l’obéissance.
Lorsqu’on veut faire sa volonté
on ne peut guère progresser
parce qu’on vit dans l’entêtement.
Ces quatre choses sont une entrave
qui empêche l’homme de posséder
la crainte dans sa perfection.

Mais il faut encore vous montrer
ce qui est cause de destruction
pour cette crainte et toute vertu :
Se tourner vers la créature,
et abandonner le Seigneur,
c’est lui faire grande injure.
La méconnaissance de soi-même
éloigne et fait ignorer
la vraie humilité.
Ne point pratiquer la vertu
c’est, comme il est dit souvent,
vivre sans obéissance.
Enfin la volonté propre
creuse un enfer
d’endurcissement.
Voilà qui sépare de Dieu
et conduit à la détresse
de l’éternelle damnation.

CHAPITRE XV.

DU DON DE PIÉTÉ.
 

     Le deuxième don divin qui orne l’âme de vertus est la miséricorde ou la piété. Par elle l’homme est rendu bon et serviable, prêt à se dévouer à Dieu et à tous, attentif et prévenant à l’égard de ceux qui sont dans le besoin, dans l’affliction ou l’infortune.
     De cette prévenance et de cette bonté naît la compassion ou sympathie par laquelle l’homme entre en part de la passion et des souffrances du Christ et compatit aux douleurs de tous. La compassion et la pitié engendrent toutes les œuvres charitables, car c’est à la charité que Dieu a confié les sept œuvres de miséricorde. La charité, en effet, est le fidèle serviteur que Dieu a établi sur sa famille et à qui il a remis son trésor et ses richesses afin de subvenir aux nécessités de chacun. Elle procure la nourriture et le breuvage, le logement et le vêtement ; elle assure la visite des pauvres malades, assiste les captifs, quelle que soit la cause juste ou injuste qui les retienne dans les fers, où ils souffrent parfois pour le nom de Dieu ; elle donne consolation à tous d’une façon discrète, elle pourvoit enfin à l’ensevelissement des morts. Les riches emploieront donc les biens de Dieu et ses trésors à pratiquer la charité, et les pauvres auront au moins cette bonne volonté et cette libéralité du cœur, qui portent à donner volontiers lorsqu’on le peut faire. Pour Dieu c’est tout un ; car c’est la miséricorde et la libéralité qui constitue la vertu et non point les œuvres extérieures. Ainsi donc que celui qui ne possède rien se montre cependant bon et compatissant envers son prochain, affable et digne de confiance dans ses conseils et dans ses actes, et en tout ce qui est en son pouvoir.
     La piété engendre la patience, que nul ne peut posséder s’il n’a d’abord la douceur et la bonté. C’est la patience qui donne à l’homme dans les afflictions force et courage, lui permettant de supporter avec calme ce qui lui arrive, dommages ou peines, opprobres ou maladies, tout ce qui enfin peut lui être envoyé par Dieu ou imposé par les créatures. Ainsi pourra-t-il demeurer toujours en paix et en vraie tranquillité. Voilà ceux dont le Christ a dit : « Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre (7). »
Lorsqu’un homme, en effet, rempli du don de piété, met au service de Dieu sa compassion et pratique toutes les œuvres de miséricorde, il possède réellement toute la terre ; car son désir est d’employer tout ce qu’il est, tout ce qu’il a et tout ce qui se trouve sur la terre, si c’était en son pouvoir, afin de servir Dieu et d’assister son prochain dans l’indigence, pour l’honneur de Dieu. De plus, il possède sa propre nature par la patience et la douceur : et ainsi jouit-il de cette béatitude promise par le Christ et qui consiste à posséder la terre. Car il a la possession de lui-même et de toute créature selon l’ordre voulu et établi par Dieu.
     Un tel homme ressemble aux archanges, ainsi nommés parce qu’ils sont au-dessus des anges du premier chœur ; il est leur émule et de leur société. Car les archanges prodiguent eux-mêmes leur bonté envers tous les hommes, surtout envers ceux qui les imitent en libéralité et miséricorde, et ils s’emploient à pro-mouvoir toutes les dispositions charitables, là où elles se rencontrent. La dignité des archanges est plus haute que celle des anges inférieurs ; ce sont les mes-sagers les plus dignes parmi ceux que Dieu envoie aux hommes sous forme humaine. C’est ainsi que l’ar-change Gabriel apporta à Marie l’annonce qu’elle serait Mère de Dieu, et il y avait dans cette annonce grande miséricorde et piété, compassion et libéralité, puisqu’il s’agissait d’un Dieu fait homme. Les archan-ges sont donc éminemment charitables, particulière-ment envers tous ceux qui pratiquent la charité avec toute leur diligence et leur zèle.
     L’homme qui est rempli de charité et de piété res-semble encore à Dieu dans sa nature divine et dans son humanité sainte. Dieu est, en effet, si clément et si miséricordieux que tous ceux qui l’approchent et le touchent reçoivent ses dons en abondance. Dans sa compassion et sa libéralité, il a créé et consacré au service de l’homme le ciel et la terre, avec toutes les créatures qui s’y trouvent, demandant seulement en retour que l’homme lui demeurât fidèle. De plus, il a promis de se donner lui-même en joies incompréhensibles, pourvu que l’homme consente à se tourner vers lui. Sa longanimité et sa patience à attendre ce retour sont sans bornes, et il est plein de mansuétude pour supporter les nombreuses iniquités et injustices des hommes. Dans sa nature humaine le Christ s’est montré rempli de bonté et de douceur à l’égard de tous, en toutes circonstances ; et sa grande compassion le faisait pleurer sur Jérusalem et ses habitants, dont il prévoyait la perte, alors qu’ils étaient ses ennemis. Il versa des larmes de compassion avec Marthe et Marie-Madeleine, au tombeau de leur frère ; il manifesta sa pitié pour une pauvre veuve et la foule qui l’accompagnait au dehors des portes de la ville, en ressuscitant le jeune homme de la mort. C’est d’ailleurs envers tous les hommes et selon leurs désirs que le Christ a témoigné et témoigne sans cesse son immense charité, ainsi qu’il le fit spécialement pour cette foule de cinq mille hommes qu’il rassasia avec cinq pains d’orge et deux poissons. Dans sa bonté et sa miséricorde, il n’a jamais manqué et ne manquera jamais à aucun besoin, pourvu que l’on se confie à lui. Enfin son infinie patience a paru dans toutes ses souffrances, alors qu’il était abandonné de son Père et de tous ses amis, supportant toute misère dans l’abnégation de sa nature corporelle jusqu’à la mort.
     Celui donc qui a acquis ainsi le don divin de piété donne au second élément humain, qui est représenté par l’eau, l’ornement des plus nobles vertus, c’est-à-dire qu’il orne en lui-même la puissance concupiscible de l’âme.

CHAPITRE XVI.

COMMENT LA PIÉTÉ RESSEMBLE À LA SOURCE
DU PARADIS.
 

       La piété ressemble à la source qui jaillissait au centre du paradis terrestre, et qui se divisait en quatre fleuves. C’est par elle, en effet, que la puissance concupiscible s’écoule de quatre manières.
      Il y a un premier fleuve qui se dirige vers le ciel, sous la forme de compassion aux souffrances du Christ et de tous ses saints. Ce fleuve n’est que joie et louange, car les souffrances sont passées et ceux qui les ont portées sont dans l’allégresse.
      Le deuxième fleuve coule vers le purgatoire, et il est fait de compassion pour toutes les âmes qui sont dans les peines, afin de satisfaire pour leurs péchés. La puis-sance concupiscible s’y dépense en prière intime à Dieu, pour la délivrance de ceux qui nous sont chers.
      Le troisième fleuve du paradis de vie se répand sur toute la terre c’est la compassion et la pitié pour toutes les nécessités et tous les intérêts de la sainte Église. Ici la puissance concupiscible opère par la seule intimité amoureuse avec Dieu, plus que tous les hommes ne sauraient faire par les œuvres extérieures de miséricorde.
     Le quatrième fleuve, ce sont les œuvres extérieures de charité et de libéralité répandues sur tous ceux qui les réclament, qu’il s’agisse de donner des conseils ou de faire le bien sous quelque forme que ce soit. Dans cette pratique de la charité il y a souvent grand labeur.
     Tels sont les quatre fleuves de charité qui servent d’ornements variés à la vertu de piété.

CHAPITRE XVII.

COMMENT L’ON PEUT POSSÉDER LE DON DE PIÉTÉ
DANS SA PLÉNITUDE.
 

     Si l’homme veut posséder le don de piété dans toute sa plénitude, avec toutes les vertus qui en découlent, il doit remplir les conditions suivantes :
Son esprit doit être en repos,
insensible au succès extérieur,
et demeurant toujours simple.
Qui veut être miséricordieux
n’y rencontrera nulle peine,
pourvu qu’il pratique la douceur.
Ainsi aura-t-il compassion
de tous ceux qui ne peuvent avoir
le plus strict nécessaire
ce qu’on doit toujours regarder
si l’on veut vivre vertueusement
et selon la sage discrétion.
Ayez cette charité large,
que nul ne doit abandonner ;
faites œuvre de miséricorde,
sans choix, ni égard de parenté,
mais ayez un commun amour
pour tous selon la discrétion.
Dans les souffrances et dans les maux
il faut être toujours joyeux,
et louer Dieu avec gratitude.
Puis il faut s’affranchir le cœur
et faire abnégation de soi,
en conservant grande patience.
Avec la douceur
l’on vit sans peine
dans une grande dignité.

     Mais il y a des obstacles qui empêchent l’homme de posséder la vertu de piété dans toute sa plénitude :
Être irascible et turbulent,
agité au dehors comme au dedans,
voilà qui empêche la douceur.
Puis lorsque l’on a compassion
pour ses amis et pour ses proches,
plus que pour le commun des hommes,
l’on est de vertu instable,
car c’est une charité de faveur
et non guidée par le besoin.
Souffrir avec peine l’affliction
empêche de se réjouir
en toute action de grâces.
C’est là affaiblir
et même délaisser
la vertu de piété.

Je veux encore vous montrer
quatre choses qui déshonorent
l’homme et le privent de béatitude :
Un esprit querelleur
vit dans la colère
et sans piété.
N’avoir compassion pour personne
est bien fait pour déplaire ;
c’est une vraie tyrannie.
Avarice et rapacité
profitent mal ;
c’est vivre sans générosité.
Lorsqu’on n’a point de patience
on se donne grand labeur
et l’on porte mal la souffrance,
car l’on ignore la douceur,
et l’on va à l’éternelle peine,

CHAPITRE XVIII.

DU DON DE SCIENCE.
 

     Le troisième don divin qui orne l’âme est la science divinement infuse. Elle embellit les deux premiers dons de crainte et de piété, et elle est une lumière surnaturelle répandue en la puissance raisonnable de l’âme, pour permettre à l’homme de mener une vie morale dans sa plus haute perfection. De cette science naît la sage discrétion. La foi et la crainte amoureuse ont déjà permis à l’homme de se débarrasser du joug de l’ennemi, c’est-à-dire du péché ; l’humilité et l’obéissance l’ont fait renoncer à sa propre volonté, pour se soumettre à Dieu et porter son joug en toutes vertus ; et ainsi la puissance irascible de la volonté a reçu son ornement.
     D’autre part, la piété, la compassion et la mansuétude, par lesquelles on vient en aide aux nécessités du prochain, en pratiquant les œuvres de miséricorde, ont donné à la puissance concupiscible l’ornement qui lui convient. Maintenant la discrétion vient orner l’intelligence dans sa puissance raisonnable ; la discrétion qui enseigne comment il faut s’acquitter de son service, qui indique le moment opportun pour agir, fait juger les motifs, choisir les personnes, mesurer sagement les circonstances, apprécier enfin toutes choses de façon à n’excéder en rien.
     Cette discrétion est l’ornement et la perfection de toutes les vertus morales ; et sans elle, il n’est pas une vertu qui puisse durer d’une façon stable, car elle est la mère de toutes les autres. C’est elle qui montre à l’homme où est l’honneur de Dieu, où se trouvent l’utilité et le profit du prochain, et comment on peut y satisfaire. Elle lui donne la connaissance de soi-même, et lui fait remarquer et comprendre combien il omet souvent de rendre à Dieu l’honneur, la révérence, la louange, la vénération et l’humble service qu’il lui doit ; combien encore il oublie souvent son prochain par tiédeur de charité et par négligence. C’est une raison pour se mépriser soi-même et ses propres œuvres, car on reconnaît avec tristesse que l’on n’a ni envers Dieu ni envers le prochain une conduite droite. On ne peut dès lors concevoir de soi grande estime. La connaissance de nous-mêmes nous enseigne aussi d’où nous venons, où nous sommes et où nous allons. Nous venons de Dieu et nous sommes en exil, et c’est parce que notre puissance affective tend sans cesse vers Dieu, que nous ressentons cet exil. Nous devons supporter dans notre corps de multiples souffrances, la faim, la soif, le froid, le chaud, la maladie et d’autres maux sans nombre. Puis, le démon et les hommes nous livrent souvent de grands combats. La science divine nous enseignera donc à ne point avoir de présomption et à ne mettre notre joie ni dans des choses caduques, ni dans nos œuvres, mais à avoir déplaisir de nous-mêmes, comme de serviteurs inutiles et de créatures infirmes en toutes choses. C’est le plus haut degré dans le don de science divine, et ceux qui le possèdent entendent cette parole du Christ : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés (8). » Ceux-là en effet qui regrettent de ne pouvoir, malgré tous leurs efforts, procurer à Dieu tout le service et l’honneur qu’ils voudraient, conçoivent cette peine à cause de l’amour et de la fidélité qu’ils ont pour Dieu et pour la vertu. Alors même qu’ils posséderaient toutes les vertus qui ont jamais été pratiquées, cela leur paraîtrait peu de chose; car à celui qu’ils aiment ils voudraient donner plus d’honneur et de fidélité que tous les hommes n’en ont jamais pu offrir.
     Bienheureux ceux qui portent cette affliction, car ils seront consolés dans le royaume éternel de Dieu. Ils ressemblent vraiment aux anges du troisième chœur, appartiennent à leur société et sont leurs émules. Ces anges sont appelés Vertus ou Puissances, et ils méritent ce double nom. Ils sont appelés Vertus, parce que la discrétion leur donne une clarté plus grande que celle des deux chœurs inférieurs ; et en raison de cette science supérieure de discrétion, ils peuvent les guider et les éclairer dans l’exercice de leur activité. Ils font de même pour les hommes qu’ils illuminent de leurs inspirations, sous forme d’images ou de symboles. Et ainsi peut-on dire qu’ils ont, avec ceux qui leur ressemblent en science divine et en discrétion, une vraie relation spirituelle. Ces anges sont appelés aussi Puissances, parce qu’ils commandent aux deux chœurs inférieurs, lorsqu’ils le veulent et qu’ils y voient utilité. Ils sont ainsi les premiers de la hiérarchie inférieure, dont ils complètent les trois chœurs, et les plus élevés parmi ceux qui ont à guider la vie morale.
     L’homme qui est rempli de la science divine et de la discrétion ressemble encore à Dieu dans sa nature divine et dans la nature humaine qu’il s’est uni. Dieu, en effet, avec sa science éternelle et sa discrétion, s’incline vers toutes les créatures et les contemple ; il donne au ciel et à la terre, et à tout ce qu’ils renferment, l’ornement et l’ordre qui leur conviennent ; il assiste les hommes dans toutes leurs œuvres, comme dans leur vie, et à tous il donne la lumière soit extérieure, soit intérieure, de mille façons, d’après ce que chacun peut porter. Le Christ dans sa nature humaine était de même tout rempli de science divine et de discrétion, qui resplendissaient en sa vie et en toutes ses œuvres.
     Lors donc qu’un homme possède de tels dons d’une façon parfaite, il a l’ornement et la clarté du troisième élément naturel qui est l’air ; c’est-à-dire que la puissance raisonnable de son âme reçoit une clarté toute spéciale, et ainsi toute brillante de la lumière de science divine elle donne à son tour l’ornement à la terre. Cet élément figure la puissance irascible, la dernière de toutes, qui sagement guidée maintient l’homme en humilité et obéissance. De même la puis-sance concupiscible, figurée par l’eau, reçoit ici son ornement et confère le pouvoir de se répandre en œuvres de miséricorde.
     L’air, symbole de la puissance raisonnable, est orné de multitudes d’oiseaux, qui représentent les œuvres accomplies avec discrétion. Parmi ces oiseaux les uns marchent sur la terre, les autres nagent sur les eaux, d’autres volent dans l’air, d’autres enfin s’élèvent dans les régions supérieures jusque vers les feux du soleil. Les oiseaux qui marchent sur la terre, ce sont les hommes qui avec leurs biens terrestres servent libéra-lement les pauvres selon la discrétion, se rendant ainsi très utiles à tous ceux dont ils soulagent l’indigence. Il faut aussi parcourir les eaux et s’en aller jusqu’aux extrémités de la terre, ce qui est pratiquer la compassion et la miséricorde envers tous, et une manière très profitable de donner aux âmes le secours spirituel. Le vol élevé de la puissance raisonnable consiste pour l’homme à s’examiner et s’éprouver soi-même dans toutes ses œuvres et dans sa vie, avec discrétion : et c’est là un grand service qu’il se rend à lui-même. Enfin le vol sublime de l’aigle représente le mouvement de l’âme qui s’élève au plus haut de la puissance raisonnable, jusqu’au feu ardent de l’amour, en pratiquant toutes les œuvres et toutes les vertus avec une grande ardeur, en vue de la gloire de Dieu : et ce mou-vement est celui qui fait monter au sommet de la vie active.
     De cette manière, les trois puissances de l’âme sont ornées des vertus divines. La puissance irascible a pour ornement la crainte amoureuse, l’humilité, l’obéissance et l’abnégation à toute volonté propre ; la puissance concupiscible est ornée de même de la mansuétude, de la piété, de la compassion et de la libéralité ; la puissance raisonnable enfin possède l’ornement du savoir et de la discrétion, en même temps que de l’intelligence qui ordonne toutes choses. Lorsque ces vertus arrivent à leur plein épanouissement, l’âme possède une vie active parfaite et une aptitude à toutes les vertus et à tous les dons divins.

CHAPITRE XIX.

COMMENT L’HOMME PEUT POSSÉDER
LE DON DE SCIENCE.
 

     Si l’on veut posséder le don divin de science avec toute la discrétion qui en découle,
il faut un esprit tranquille
et qui sache malgré le tumulte
se tenir en grande paix.
Puis porter toujours également
accusation, malédiction et plaintes,
et les bizarreries de chacun.
Juger toutes choses avec droiture
et reconnaître avec certitude
ce qui convient à la discrétion.
Savoir donner et recevoir
et bien régler toutes choses,
c’est mener une vie sincère.
Veiller sans cesse à soi-même
et à toutes ses actions,
c’est reconnaître sans peine
qu’envers Dieu ou envers les hommes
l’on n’agit jamais parfaitement,
mais qu’il manque toujours quelque chose;
ainsi se trouve-t-on bien infirme.
C’est de quoi sentir la peine
dans un juste abaissement,
et avoir le cœur attristé
d’être toujours défaillant.
Ainsi pratique-t-on la vertu
dans une juste perfection.

     Mais voici naître des obstacles qui empêchent la possession parfaite du don de science :
Les grands désirs de vertu
sans la discrétion convenable
font obstacle à la vraie science.
Mêler l’inquiétude de cœur
à tous les actes de vertu,
c’est gêner le discernement.
Puis se complaire en ses vertus,
sans s’attrister de ses défauts,
c’est manquer de vraie connaissance.
Lorsque l’on vit sur la terre
et que l’on a peu de désir
de sortir de cet exil,
c’est défaillir,
mais non tout perdre
du don de science.
Maintenant je veux vous décrire
les causes qui affaiblissent
et détruisent toute vertu :
L’esprit colère
qui se répand en fureur,
se prive de la vraie science.
Se donner des airs terribles,
maudire et jurer sans cesse,
c’est perdre la discrétion.
S’estimer beaucoup soi-même
et ne rien supporter chez autrui,
c’est ne savoir plus se connaître.
Lorsqu’on se plaît ici-bas
sans repentir de ses péchés,
on s’en va droit en enfer.

CHAPITRE XX.

DU DON DE FORCE.
 

     Le quatrième don divin qui orne l’âme est la force spirituelle. De même que les trois premiers dons décorent, ordonnent et perfectionnent l’homme à l’extérieur et à l’intérieur dans sa vie active, le don de force lui confère extérieurement et intérieurement l’ornement de la vie affective. La force spirituelle élève le cœur au-dessus de toutes les choses temporelles et fait contempler à la raison les propriétés des personnes divines, la puissance du Père, la sagesse du Fils, la bonté du Saint-Esprit. Elle enflamme la puissance affective d’un amour sensible, de sorte que la mémoire se vide et se dépouille de toutes choses, la raison contemple la vérité éternelle dans toutes ses œuvres, et l’affection s’écoule sans cesse avec un amour sensible dans la bonté de Dieu. Toutes les puissances de l’âme, tant intérieures qu’extérieures, s’élèvent ainsi jusqu’à l’esprit et s’unissent à lui, de sorte que l’homme. négligeant tout ce qui est dans le monde, n’éprouve plus du côté d’aucune créature de contrainte ni d’obstacle qui l’empêche de s’offrir à la bonté de Dieu aussi souvent qu’il le veut. C’est pourquoi il est libre et affranchi vis-à-vis de tout ce qui est créé ; et il possède ainsi la force, parce qu’il est maître de toutes les choses de la terre, ayant toutes les puissances de son âme unies et élevées, chacune adaptée à son action.
     De cette force et de cette ardeur affective naissent la louange, l’honneur, la dévotion, les prières intimes de bouche, de cœur et d’intention, accompagnées d’actes accomplis en toute franchise. En même temps, l’ardeur de l’affection s’accroît ; car l’objet lui-même, qui est la toute-puissance incompréhensible, la vérité éternelle, la bonté et la libéralité sans fond, est chose si douce à voir que sans cesse l’affection grandit.
     Sous l’influence de cette affection et de cette contemplation, l’homme ressent au cœur une blessure et une douleur intérieures qui se renouvellent à chaque retour vers Dieu : et chacun de ces retours lui cause une douleur plus grande. Parfois il lui vient une telle suavité et consolation intérieures, qu’il ne peut plus la renfermer en lui-même. Il lui semble que tout le monde a l’expérience de ce qu’il ressent : et alors sa jubilation éclate, car il ne sait comment la retenir. Ou bien, s’il est loin des regards, car Dieu ne veut pas humilier ses amis, il est pris d’une ardeur si grande, intérieurement et extérieurement, d’un bien-être tel dans ses puissances et dans tout son être, qu’il lui semble que son cœur va se briser.
De là naissent ivresse et folie ;
car Dieu met ses amis hors de sens.
Parfois la folie est si grande
qu’elle dépasse les limites ;
le fou éclate en larmes et en cris,
quand il perçoit la touche divine,
ou quand, se retournant en lui-même,
il entrevoit l’éclair divin.

     Ces opérations divines donnent à l’âme un grand désir d’être agréable à Dieu en toute vertu ; c’est ce que produit le don de force. Et lorsqu’on possède ce désir, l’on entend la parole du Christ « Bienheureux ceux qui ont faim et soif spirituelles de la justice (9). » Ce qui consiste à se dépouiller et à s’affranchir de toutes les créatures, et à s’élever d’intention et de désir, d’âme et de corps, avec ses yeux, ses mains et tout son pouvoir, vers la louange et la gloire de Dieu, pour le temps et l’éternité, sans chercher là aucune satisfaction, ce qui serait un partage et un obstacle à la vraie justice. Jamais dans une telle vie d’amour ne manque le bonheur.
     Celui qui possède d’une façon parfaite le don divin de force spirituelle porte en lui la ressemblance avec les anges du quatrième chœur ; il vit en leur société et est ainsi l’émule de ceux qu’on appelle les Puissances. Ces princes élevés et forts devant le trône de la Trinité, sans cesse remplis en tout leur être d’une affection véhémente, sont toujours pleinement maîtres d’eux-mêmes pour contempler la Trinité. À tous ceux qui leur ressemblent en désir élevé, ils ont le pouvoir de donner la lumière qui conduit à l’attachement d’amour. Ils commandent aux trois chœurs inférieurs de la première hiérarchie, parce qu’ils brûlent d’un amour plus véhément, et ils ont aussi une connaissance plus claire que ceux qui ont à régir, à ordonner et à conduire la vie active. Toujours et sans relâche ils louent de toutes leurs forces : c’est leur œuvre la plus haute. Ils ont aussi plein pouvoir de subjuguer le démon et de l’empêcher de nuire comme il le désire méchamment.
     Le don de force spirituelle fait encore ressembler à Dieu dans sa nature divine et dans sa nature humaine. Selon la nature divine, en effet, l’Intelligence paternelle contemple sans relâche sa Sagesse infinie qui est son Fils ; et l’éternelle Sagesse, le Fils, contemple toujours l’unité de la nature féconde qui est paternité. De cette contemplation mutuelle en l’unique Sagesse procède l’Amour infini, le Saint-Esprit, l’amour qui est lien d’unité et qui donne aux deux personnes divines comme une faim inassouvie de toujours s’écouler en unité et de sans cesse engendrer dans la très haute Trinité.
     Le Christ, dans sa nature humaine, élevait et élève toujours ses désirs vers Dieu avec toutes les forces de son âme et de son corps, avec tous ses sens et tout son être. Sans cesse il poursuivait en ses œuvres et en sa vie l’honneur de son Père, il le louait et le remerciait en toute révérence.
Dans le plein renoncement de lui-même
il avait grande humilité.
Il voulait payer notre dette
et satisfaire à l’équité.

     Avec un tel don divin de force spirituelle on possède l’ornement du quatrième élément naturel, le feu, symbole de la liberté de la volonté, qui se porte à des vertus de choix. L’élément du feu décore tous les autres ; il est le plus noble de tous, car par nature et par noblesse il cherche toujours à monter ; il opère enfin d’une façon très subtile dans toutes les créatures. C’est pourquoi il sert de symbole à la liberté de la volonté, qui, touchée du don divin de force, cherche en toute occasion à s’élever en flammes d’ardent désir. Par là l’âme acquiert la faculté de ne pouvoir plus trouver satisfaction en aucune créature sur la terre.
     Qu’elle brûle donc maintenant comme le feu en montant toujours en désirs, afin d’être ornée de vertus d’une façon qui soit vraiment digne ; nul ne pourra plus la blâmer, car elle est de noblesse insigne.

CHAPITRE XXI.

COMMENT L’HOMME PEUT POSSÉDER
LE DON DE FORCE.
 

     Si l’homme veut posséder le don de force d’une façon parfaite,
il lui faut un esprit élevé
au-dessus de tout ce qui vit,
et une intime dévotion.
Contempler la bonté de Dieu,
fuir tout ce qui s’en écarte
c’est la vraie force spirituelle.
Donner à Dieu toujours plus,
en louange et haute révérence,
avec un zèle plein de droiture.
Lorsqu’on pénètre en la cœur de Dieu,
la louange n’a plus de cesse
et s’exerce avec grand désir.
Cela fait au cœur une blessure
et cause une grande langueur
qui donne l’impatience d’amour.
Celui qui peut la supporter
jusqu’à ce que Dieu donne le remède,
possède la vraie noblesse de vie.
Vivre toujours avec la faim
de donner assez à Dieu
en louange, honneur et révérence,
c’est ce qui s’appelle régner,
car je ne puis mieux dire,
pour parvenir à la béatitude.
Quatre choses font cependant obstacle
à l’homme et lui causent du trouble
dans le don de force spirituelle :
Quand ayant l’esprit en repos,
il cherche des succès extérieurs,
il nuit à la force qu’il possède.
Poursuivre avec affection
les douceurs et goûts sensibles,
c’est avoir des soucis étrangers.
Puis vouloir la délectation,
d’où naissent maintes misères,
c’est mettre obstacle à la vie intime.
Qui n’a point grande faim spirituelle
demeure bien loin en arrière ;
il ne peut donner pleinement
ce que réclame l’équité parfaite.

Maintenant je veux vous décrire
quatre choses qui font disparaître
et ruinent la force spirituelle :
c’est l’occupation du cœur,
jointe à des œuvres mauvaises,
qui détruit la vie intime.
Qui n’est pas admis à la cour
ne sait pas ce que c’est que louer ;
car il lui manque le désir.
Il n’a de blessure d’amour
ni extérieure, ni intérieure ;
aussi est-il travaillé d’envie.
Qui vit sans ressentir de faim
ne peut pas trouver guérison :
je parle de cette faim du désir.
Celui qui voudra lire ceci
comprendra dans ma description
ce que c’est que ne plus ressentir
la faim de la vraie justice.

CHAPITRE XXII.

DU MÊME DON DE FORCE SPIRITUELLE QUI S’EXERCE
DANS DES VERTUS PLUS HAUTES.
 

     Il y a encore des vertus plus hautes et des œuvres plus spirituelles qui naissent du don divin de force. Déjà sous son influence puissante le cœur est devenu libre et toutes les puissances de l’âme ont été élevées en désir, en louange, en dignité, jusqu’à la contemplation de la hauteur, de la sagesse, de la bonté, de la libéralité et de la richesse sans fond qui découlent de la sublime unité ; mais dès lors l’homme s’aperçoit qu’il est bien loin de rendre à Dieu la louange, l’honneur et la juste révérence qu’il lui doit. Il tourne alors ses regards vers les pauvres créatures qui errent dans de mauvais chemins, et il ressent grande compassion spirituelle à considérer le dommage qu’elles souffrent dans leur misère. Tandis qu’elles pourraient posséder abondamment richesse, dignité et bonheur, en consentant à s’attacher à Dieu, et qu’elles seraient capables de le servir dignement et avec amour, au contraire tout leur échappe. Voir cela cause si grande peine que nul ne peut la concevoir, s’il ne l’a pas ressentie.
     De cette pensée l’âme revient à la contemplation de la bonté infinie de Dieu, de sa libéralité, de sa compassion et de sa miséricorde, et en même temps elle voit clairement les misères à secourir. Or cette contemplation et cette attention font jaillir en elle un très grand amour pour Dieu et pour tous les hommes en général. Et si elle se souvient de quelqu’un en particulier, elle est touchée pour lui d’une affection singulière, sans cependant y trouver d’obstacle ni d’image importune dans son ascension vers Dieu ainsi se tient-elle entre Dieu et tous les hommes comme médiatrice de paix.
     C’est la source d’une prière intime si puissante qu’elle accomplit des choses ineffables. Car la bonté de Dieu se manifeste avec une telle libéralité et richesse, une telle bienveillance et magnificence, que cela donne grande hardiesse à celui qui prie, et qu’il lui semble devoir obtenir tout ce qu’il désire. Cependant il ne peut rien demander ni désirer de volonté propre ou opiniâtre ; mais il se plonge dans la bonté infinie de Dieu, sachant bien que l’amour divin pour nous est sans mesure, et qu’il dépasse celui qu’ont jamais pu posséder tous les hommes ensemble. C’est à cet amour sans fond et à cette libéralité que la prière recom-mande tout besoin et tous intérêts de la sainte chrétienté. Puis lorsque l’on contemple tous les justes et les saints dans le royaume éternel, on ne peut qu’admirer à quel point ils sont inondés des dons divins de la grâce et de la gloire. Dieu se répand et s’écoule comme un océan de délices incompréhensibles en tous ceux qui sont capables de le recevoir, les ramenant ensuite dans son reflux pour les introduire dans les flots immenses de son unité. Et en présence de cette unité qui s’offre à eux, ils ne peuvent plus demeurer en eux-mêmes et ils sont emportés dans le flux et le reflux d’un amour parfait en tous points. C’est ce qui fait grandir encore la faim de la justice.
Voilà les sublimes héros
dont la noblesse croît toujours.
Nul ne peut les critiquer ;
ils vivent dans la vérité.

     Le Christ leur adresse cette parole : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice ; car ils seront rassasiés (10). » Dès ici-bas ils en font l’expérience, et leur volonté est ensevelie en celle de Dieu, avec une telle joie et une si parfaite liberté, qu’ils ne peuvent plus choisir ni désirer autre chose que ce que Dieu veut, dans le temps et dans l’éternité. Ils seront encore rassasiés dans le royaume éternel de Dieu, en voyant toutes choses accomplies avec ordre et justice, chacun recevant son dû, au ciel, sur la terre et en enfer, avec une parfaite équité. C’est de quoi rassasier de bonheur les saints qui aiment ce qui est juste.
     Ceux qui possèdent ainsi dans sa perfection le don de force spirituelle ressemblent aux anges du cinquième chœur ; ils sont leurs émules et ils appartiennent à leur société. Ces anges sont appelés Principautés, c’est-à-dire princes éminents. Ils sont beaucoup plus élevés que les Puissances qui forment le quatrième chœur. En effet, si les Puissances élèvent sans cesse leur désir vers Dieu pour le louer, ces princes éminents les dépassent encore en louange et en intimité. Leur amour pour Dieu et leur désir de lui procurer plus de gloire et d’honneur sont tels qu’il leur semble que Dieu n’en reçoit ni d’eux-mêmes, ni d’aucune créature, car ils ne parviennent pas à le louer et à l’honorer selon leurs désirs enflammés et autant que l’exigerait son incompréhensible majesté. Alors ils regardent vers la terre et considèrent les créatures raisonnables, faites comme eux pour la louange et l’honneur de Dieu. Le spectacle de tant de malheureux aveugles, égarés, impuissants et infirmes à cause de leurs péchés et de leurs vices, engendre chez ces esprits bienheureux une grande compassion, pitié et condescendance amoureuse qui leur fait souhaiter que Dieu répande sa bonté sur les hommes et les arrache aux sollicitudes étrangères, afin qu’ils puissent le louer et jouir de lui éternelle-ment.
     Tels sont les princes puissants qui, s’élevant vers Dieu, s’inclinent aussi vers les créatures, pour s’élever de nouveau avec elles. Ils ont le pouvoir de commander aux Puissances dans le quatrième chœur, et de leur donner mission d’illuminer et de garder les esprits éle-vés, afin qu’ils demeurent stables dans la louange de Dieu. Car si les Puissances sont élevées vers Dieu, elles n’ont pas au même degré que les Principautés le pouvoir de s’incliner vers les créatures. Mais la mission qu’elles reçoivent ainsi des Principautés les rend capables d’illuminer et de garder les hommes qui leur ressemblent en même temps que les anges des hiérarchies inférieures, commis à la vie active, afin de les porter à un plus grand bien.
     Celui qui possède d’une façon parfaite la force spirituelle ressemble encore à Dieu dans sa nature divine, et dans la nature humaine du Verbe incarné. Selon sa nature divine, en effet, Dieu se contemple lui-même dans toute sa richesse et dans toute sa félicité débordante et sans fond. Et avec toute sa bonté et sa libé-ralité, il voit les malheureux qui se détournent de lui pour aller vers de misérables choses étrangères, y mettant une volonté perverse et un vrai mépris de Dieu et de tous ses dons. Aussi Dieu a-t-il grande compassion et pitié de ces pauvres à qui il ne peut se donner lui-même et qu’il ne peut gratifier de ses bienfaits, parce qu’ils n’en ont ni estime ni désir.
Alors il répand sur eux carnage et incendie,
afin qu’ils le reconnaissent :
aux uns il donne maladie, aux autres santé,
à ceux-ci richesse et fortune
ici le bonheur et là les tourments,
à d’autres l’opprobre sans fin :
afin qu’ils puissent le reconnaître
et se préoccupent de leur salut.
Et tout cela est fidélité et amour.
Ceux qui consentent à se tourner
vers leur légitime Seigneur
pourront vaincre leurs vices
et demeurer dans son amour.

     Si je décris ainsi et explique ces procédés divins, c’est afin de faire apprécier la Sagesse infinie de Dieu, sa grande miséricorde et libéralité. Mais il se tourne aussi vers les bons, ayant pour chacun l’amour dont il est digne. L’éternelle Sagesse voit s’élever, au ciel et sur la terre, les désirs amoureux qui tendent avec toutes leurs forces concentrées, avec impétuosité et zèle, vers la très haute unité. Et l’amour insondable plein de libéralité se répand avec toute la richesse qui est Dieu même et avec tous les trésors qui sont ses dons.
Qui peut puiser là, qu’il remplisse
tous ses vases jusqu’au bord ;
mais ce qu’on puise est chose créée ;
c’est pourquoi rien n’en peut demeurer.
Cependant on puise et on s’abreuve
sans vouloir jamais penser
qu’il faudra payer tout cela,
si l’on veut monter plus haut.
Qu’ils boivent autant qu’ils le peuvent,
il leur faudra bien tout laisser.
Le demi-denier est un bon prix (11)
s’il procure tout le denier.

     Ce qu’ils acquièrent ainsi, ils ne peuvent le conserver, car ils sont en présence de l’unité qui réclame plus qu’ils ne peuvent payer. Alors ils y rentrent avec tout ce qu’ils peuvent offrir afin de goûter l’unité. Les torrents de grâce et de gloire coulent encore en chacun selon sa dignité, et ce flux et ce reflux produisent une faim d’éternité. Rentrer avec désir c’est avoir faim, mais on ne goûte que dans l’unité. Sans cesse l’unité se fait sentir c’est pourquoi la faim n’exclut pas ici une délectation savoureuse.
    Dans son humanité le Christ possédait le don de force spirituelle dans la plus haute perfection ; car il s’élevait sans cesse librement vers l’honneur et la louange de son Père, avec d’ardents désirs. En même temps il était et est toujours porté par grande compassion et miséricorde à subvenir à tous les besoins des hommes et aux misères des pécheurs, offrant pour eux tous d’intimes prières à son Père.         Quiconque se confie en lui reçoit tout ce qu’il peut désirer. Quant aux bons, le Christ leur a montré et leur montre toujours avec quel amour il s’est donné lui-même et a offert sa mort comme prix de notre rachat. Il nous a livré sa chair à manger et son sang à boire, voulant ainsi péné-trer et se répandre en nous dans le corps et dans l’âme, et toutes les puissances, afin de nous dévorer, c’est-à-dire de nous attirer tout entiers en lui-même, pour que nous le possédions avec un amour plein de désirs. Ainsi peut-il à son tour nous faire siens par le goût divin qu’il répand dans l’intime de nous-mêmes.
C’est là manger et être mangé.
J’ose bien m’en porter garant
le moins puissant est dévoré.
Le Christ est voie et médiateur ;
Quiconque est par lui englouti
s’écoule entièrement dans l’unité.
Car le Christ désire sans mesure ;
est-ce étonnant qu’il nous prenne en nourriture
dans sa grande passion pour nous ?
Qu’il mange donc et que nous soyons mangés,
c’est cela avoir faim de la justice.
À ceci il faut s’appliquer
toute la vie
et toujours plus dans l’éternité.

CHAPITRE XXIII.

COMMENT LA LIBERTÉ DE LA VOLONTÉ PEUT ÊTRE
COMPARÉE AU FEU.
 

     Quiconque jouit à ce degré du don divin de force possède l’ornement du quatrième élément, le feu, qui représente la liberté de la volonté de quatre manières.
     Le feu, en effet, tend toujours à monter, et c’est la noblesse de sa nature (12). Mais il est ramené en bas par la force puissante du firmament et à cause de l’ordre établi par Dieu. Il possède de plus une action subtile, invisible et spirituelle qui se fait sentir en toutes les créatures. C’est par là que toutes sont amenées à la vie, sur la terre, dans les eaux et dans les airs, qu’elles croissent et sont maintenues dans l’existence. Enfin le feu demeure dans son lieu au-dessus des autres éléments, étant ainsi principe de lumière, de chaleur et de fécondité pour tout ce qui est sur la terre.
     Or je retrouve ces qualités dans la liberté de la volonté, lorsqu’elle est ornée de la force spirituelle. Victorieuse, en effet, du démon et de toutes les créatures dont elle a rejeté le joug, libre du côté des vices et des défaillances, elle porte sans cesse en haut le cœur et toutes les puissances de l’âme, afin de louer Dieu éternellement. Elle possède aussi l’unité d’une façon stable et à jamais, en même temps qu’elle s’incline vers les hommes avec une juste miséricorde, attentive à tous leurs besoins et désireuse de faire porter du fruit à toutes les créatures. Lorsqu’elle ne peut y parvenir, elle en ressent de la souffrance. Alors elle remonte, avec une ardeur plus grande encore, comme le feu qui embrase et consume toutes choses, pour les élever à l’unité. Tel est le feu ; je vous laisse là, c’est assez dit.

CHAPITRE XXIV.

COMMENT ON PEUT ACQUÉRIR LE DON DE FORCE.

Celui donc qui veut posséder
la vraie force spirituelle
doit toujours désirer fuir toute préoccupation,
contempler la bonté de Dieu
et sa riche libéralité ;
puis aussi les pauvres hommes
qui sont attachés au monde
pour leur plus grande misère,
empêchés ainsi de louer Dieu
avec toute leur puissance ;
c’est là grande pitié.
Car ils ignorent les délices,
qui donnent nourriture et breuvage
et font goûter très suave ivresse.
Il faut donc que l’on prie Dieu
de vouloir bien leur faire grâce,
et laisser couler ses largesses :
afin qu’ils se convertissent
pour la louange et la révérence,
et refluent vers l’unité.
Ceux qui vivent avec la faim
sont en très bonne santé,
la faim, dis-je, de la justice.
Celui qui se retrouve
dans ce qui est dit ici
peut certainement penser
qu’il est maintenant élevé
à la plus haute force spirituelle.

Je veux encore vous enseigner
quatre choses qui sont grand obstacle
pour posséder le don de force :
oublier la bonté de Dieu
et la perversité des hommes,
c’est grande méconnaissance.
Qu’ils soient ainsi égarés
et que Dieu leur soit caché :
si l’on n’en est point affecté,
l’on a bien peu de bonté.
Afin qu’ils se convertissent
pour louer Dieu et l’honorer :
si de cœur on ne le désire
c’est avoir amour sans élan.
Ceux qui vivent sans grands désirs
ne s’élèvent pas bien haut :
c’est ce que je vois en ceux-ci,
ils ont peu de faim spirituelle.
 

Maintenant je veux vous révéler
quatre choses qui font obstacle
et s’opposent à toute vertu :
n’avoir souci de Dieu ni des hommes,
c’est une honte et un opprobre
et un aveuglement très obscur.
De ce qu’ils ne s’attachent pas à Dieu
d’où coulent les flots de grâce ;
si l’on n’éprouve nulle souffrance
on est sans compassion.
Ceux qui ne se convertissent pas
afin de louer leur Seigneur,
et ne le désirent pas pour autrui,
font preuve de haine et d’envie.
Ceux qui n’ont aucune faim
de donner satisfaction
à ce que demande la justice,
ne sont point encore élevés,
ainsi que je le remarque bien,
à la vraie force spirituelle.
 

(1) Au premier chapitre du livre I de l’Ornement des noces spirituelles, Ruysbroeck a exposé de nouveau cette doctrine, mais en la précisant. Il a soin alors de marquer davantage le rôle de la grâce prévenante dans cet état qui précède la justification.
(2) Il n’y a ici qu’une esquisse rapide de la théorie des dons surnaturels de foi, d’espérance et de charité. Ce qui en fait l’originalité c’est la description donnée par l’auteur des dispositions naturelles qui préparent aux dons divins. Ce qu’il appelle élever la nature aussi haut qu’elle peut aller, ne peut se faire sans une grâce prévenante. Mais cette disposition naturelle qui est docilité ouvre la voie aux vertus surnaturelles, dons gratuits de Dieu et qui dépassent toutes les forces de la nature. Dans cette théorie, qui a le défaut d’être trop brève, Ruysbroeck a du moins marqué clairement l’abîme qui sépare la surnature de la simple nature.
(3) Dans la description des dons du Saint-Esprit, Ruysbroeck suit un plan uniforme. Il commence par définir chacun des dons, puis il énumère les vertus qui en naissent. Il note ensuite les ressemblances que chaque don confère à l’homme soit avec les chœurs des anges, soit avec Dieu lui-même et avec l’humanité sainte du Verbe incarné. Chacun des dons divins lui apparaît en outre comme l’ornement d’un des éléments naturels, qu’il prend pour symboles des diverses puissances de l’âme. Enfin il décrit, sous une forme rythmée, les secours aussi bien que les obstacles que l’homme peut rencontrer pour l’acquisition achevée des dons divins.
(4) MATTH., V, 3.
(5) MATTH., XX, 28.
(6) L’interprétation symbolique que nous trouvons ici est traditionnelle. Saint Augustin l’a donnée dans plusieurs de ses écrits, eu particulier dans le de Genesi contra Manichœos, 1. II, c. XIV, et dans le traité de Civitate Dei, 1. XIII, c. XXI. D’autre part, Pierre Lombard l’avait faite sienne : cf. Sentent., lib. II, dist. XXIV, C. VII.
(7) MATTH., V, 4.
(8) MATTH., V, 5.
(9) MATTH., V, 6.
(10) MATTH., V, 6
(11) Expression proverbiale qui se rencontre déjà dans le Roman de la Rose. Le sens est celui-ci : c’est une bonne affaire d’acheter le plus avec le moins.
(12) Ce qui est dit ici de l’élément du feu s’applique spécialement au soleil, ainsi que nous l’avons vu plus haut.

CHAPITRE XXV.

DU DON DE CONSEIL.

     Le cinquième don divin qui orne l'âme est le don de conseil. Par la force spirituelle l'homme s'élève vers Dieu en louange et en dévotion, et il s'incline vers les pécheurs avec compassion et miséricorde pour remonter ensuite vers Dieu par le désir et la prière, lui demandant d'avoir pitié des malheureux et de leur accorder la grâce de se convertir pour le louer. Il met, à cette prière et au désir de voir Dieu glorifié, une faim, un amour et une ardeur qui grandissent sans cesse. Dieu, en effet, se montre si libéral et si riche, si aimable et si plein de délices, de joie et de suavité incompréhensibles ! Tous ces attributs divins sont appropriés au Saint-Esprit qui est amour sans mesure. Aussi lorsque l'homme sait cela, c'est-à-dire que l'amour est immense, il comprend que tout le reste doit suivre, car la bonté sans fond abonde en vertu infinie. Il en prend conscience, il le contemple et il le ressent intimement à cause de l'amour et de tous les dons que Dieu a répandus en lui. Il comprend alors très bien qu'à toute heure et sans cesse Dieu s'écoule lui-même avec tous ses dons, et c'est pour lui une cause de grande impatience d'amour. Il ne peut plus se contenir, et il doit s'écouler à son tour avec toutes ses puissances dans la bonté incompréhensible, dans la sublime Trinité et dans la délicieuse Unité, aussi loin qu'il peut y pénétrer. Ainsi se reprend-il à désirer et à se replonger dans l'unité.

     À ce moment surgit le don de conseil divin. C'est une touche ou une motion en la mémoire de l'homme (1) ; motion qui vient de l'éternelle génération du Père, engendrant son Fils en la haute mémoire, au-dessus de la raison, dans l'essence même de l'âme. Sous cette touche l'âme devient très noble et très surnaturelle, sans pouvoir néanmoins comprendre ni saisir ce qu'elle ressent. Elle voudrait bien le connaître, mais plus elle regarde attentivement, plus cela lui échappe. C'est ici l'œuvre particulière du Père dans la partie supérieure de l'âme, qui en est favorisée à cause du grand amour et de la grande faim de désirs avec lesquels elle a fait retour à l'unité de son esprit. Sans doute, elle ne parvient pas à l'unité de nature divine, dans laquelle le Père engendre son Fils et le possède dans sa nature féconde, et où les personnes divines, sous l'impulsion de l'amour, reviennent sans cesse avec un amour sans mesure. L'âme élevée au degré que nous disons ne connaît pas l'unité à la manière divine ; car ainsi elle passerait à l'état sans mode et à l'amour de fruition : mais elle la connaît à la manière des créatures, c'est-à-dire d'une façon moins haute, et seulement comme une ressemblance de l'unité divine, et c'est là ce qui cause l'impatience d'amour.

     De cette touche de l'âme et de la génération du Fils, Sagesse éternelle, naît dans l'intellect une lumière brillante qui éclaire et illumine la raison d'une clarté singulière. Cette lumière, c'est la Sagesse de Dieu qui la donne pour imprimer à l'intellect de l'âme sa propre ressemblance, pour l'éclairer et l'élever. Et la raison reçoit cette clarté et cette illumination toutes les fois qu'elle s'élève et pénètre dans l'unité par l'ardeur de son désir.

     La raison éclairée maintenant voudrait bien savoir ce qui l'empêche de demeurer dans cette unité si douce et comprendre d'où vient la touche qu'elle ressent et ce qu'est cette motion divine. Alors elle regarde avec grande attention et elle découvre au plus profond de la mémoire comme le jet d'une source vive qui jaillirait d'un centre vivant et fécond. Ce centre vivant, c'est l'unité de Dieu, la propriété des personnes et l'origine de l'âme ; car l'unité possède la fécondité, elle est l'origine et la fin de toute créature. Le jet qui sort de cette source, l'attouchement divin est si merveilleux et si doux à l'intelligence, si aimable et si singulièrement désirable à la volonté, que l'âme tombe dans une impa-tience et une folie d'amour, et sent grandir son ardeur. À nouveau elle se met à rechercher ce qui peut l'em-pêcher de trouver son repos soit en Dieu, soit en elle-même. Elle scrute du haut en bas son royaume : et sa raison y met une rapidité extrême. Elle regarde ce sommet où elle a fait son retour à l'essence même de sa mémoire, là où les trois puissances supérieures prennent leur source, d'où elles tirent leur origine et re-tournent d'elles-mêmes vers l'unité. C'est en ce même sommet de l'âme que se fait sentir la touche mystérieuse, ce flot jaillissant de la source divine : et cette touche ébranle l'étincelle de l'âme (2), elle est la source qui apporte avec elle tous les dons divins, selon la di-gnité et la vertu de chacun. Cependant à ce degré de la contemplation, la touche divine n'est connue que par un sentiment d'amoureuse impatience, ressentie dans l'étincelle de l'âme. Ceux qui sont dans la vie active ne peuvent en faire l'expérience d'une manière aussi élevée ; et pourtant toute leur bonne volonté, tout leur amour et toutes leurs vertus reçoivent la vie et la conservent dans cette étincelle. S'ils ne peuvent con-naître la touche divine au même degré que les con-templatifs, c'est qu'ils ne sont pas encore assez élevés dans le royaume de l'âme et dans la vie affective ; car cette touche divine c'est Dieu adhérant à l'âme, en son plus haut sommet. En tant que l'âme comprend et ressent cette touche, c'est quelque chose de créé, mais en tant que celle-ci lui échappe, il s'agit de Dieu même, et alors vient l'impatience d'amour. En cet état élevé, l'âme demeure toujours attachée à l'unité en sa mémoire ; elle se répand à l'extérieur par l'activité de ses puissances, mais le fond même de ces puissances demeure attaché à l'unité. Cependant elle voudrait bien suivre, à travers l'unité, le flot doux comme le miel qui en jaillit, afin d'arriver jusqu'à la source vive d'où il s'échappe ; mais plus elle tend de ce côté avec ardeur de désir, plus elle ressent l'impa-tience et l'emportement d'amour. Le désir de la créature ne peut atteindre Dieu, car avec une lumière et un amour créés, son opération est limitée ; à ce degré donc, l'âme demeure toujours dans l'ardeur d'amour, et c'est pour elle une vraie noblesse, ainsi qu'une haute ressemblance avec la Sainte-Trinité.

     Lorsqu'elle voit qu'elle ne gagne rien, mais que toujours elle perd sa peine, elle se réfugie en son sommet et elle considère son royaume en tous sens, pour voir s'il n'y a pas quelque chose à mettre en ordre et à gouverner. À cet effet, elle députe deux messagers qui descendent dans son royaume l'un est la raison éclairée par la divine sagesse ; l'autre est la promptitude mue et poussée par la touche du Père et par l'emportement d'amour qui est dans l'âme. La promptitude oblige à se hâter à travers le royaume, sous l'action du Seigneur qui la meut et sous l'impulsion de la touche divine et du feu de l'amour. La raison éclairée fait d'attentives remarques, car elle sert la divine sagesse. Ainsi marchent ensemble dans le royaume la promptitude et la raison éclairée et elles règlent et ordonnent toutes choses. Leurs recherches les amènent à constater qu'il y a partout grande pauvreté et grand défaut de vertus, et que le royaume est tout dépouillé de l'orne-ment des nobles actions. La raison peut faire cette remarque, mais elle n'a pas ce qu'il faut pour remédier au mal. Les deux messagers reviennent alors à l'unité et exposent leur requête à l'amour élevé qui languit dans une grande impatience de goûter Dieu d'une façon parfaite. Mais dès que l'amour reçoit ce message et apprend qu'il y a si grand défaut de biens et d'ornement de vertus, il appelle ses deux filles la Miséricorde et la Libéralité, ainsi que leur compagne, la raison éclairée et leur servante à toutes, la promptitude, et tous ensemble ils s'en vont de nouveau dans le royaume de l'âme. La raison éclairée régit et ordonne toutes choses selon la rectitude. ; et, de son côté, l'amour distribue libéralement, pourvoyant à tout besoin avec miséricorde. C'est ainsi que l'homme règle et ordonne le royaume de son âme d'une façon raisonnable, qu'il pourvoit à tout besoin selon la miséricorde, et donne à toute indigence le secours de ses libéralités, établis-sant de la sorte par l'amour son royaume dans l'unité. Cela s'appelle mener une vie de désir selon la vérité, et c'est la possession parfaite du don divin de conseil. C'est aimer Dieu de toute son âme, et à ceux qui agis-sent ainsi s'applique la parole du Christ : « Bienheureux les miséricordieux, car ils recevront miséricorde (3). » Ils sont vraiment miséricordieux parce qu'ils ont été poussés par Dieu et son amour à parcourir du haut en bas le royaume de leur âme, afin de prendre en pitié toute nécessité. Et ils suivent la miséricorde divine jusqu'à l'unité, qu'ils ne peuvent dépasser.

     Les hommes dont nous parlons ressemblent aux anges du sixième chœur, et ils sont leurs émules. On appelle ces anges Dominations, parce qu'ils ont empiré et commandement sur les cinq chœurs inférieurs, qu'ils illuminent, ordonnent et régissent, ayant à un degré plus élevé la lumière et l'ornement des vertus. Ils ont aussi un commerce spirituel avec les hommes qui leur ressemblent en vertus et en clarté de vie ; et ils intéressent le ciel en faveur de toutes les créatures qui sont sur la terre, dans les eaux et dans les airs.

     Ces hommes ont aussi une ressemblance avec la très haute et féconde nature de Dieu, car cette noble nature, cause première de toutes les créatures, possède la fécondité, et c'est pourquoi elle ne peut se contenir dans l'unité de paternité ; mue par sa puissance féconde, elle engendre sans cesse l'éternelle Sagesse, le Fils du Père. Toujours et sans cesse le Fils de Dieu est engen-dré, reçoit la génération et demeure au sein du Père. Néanmoins il est tout entier un même Fils (4). Là où le Père contemple son Fils, la Sagesse éternelle, ainsi que toutes choses en cette même Sagesse, le Fils est engendré et une personne distincte du Père. Et dans l'acte même du Père contemplant son Fils, en cette même Sagesse, le Fils reçoit la génération. Enfin le Père demeurant toujours fécond, le Fils lui demeure sans cesse attaché. Là où la nature est féconde, là le Fils est dans le Père et le Père dans le Fils ; et là où le Père engendre le Fils, là le Fils naît du Père. Enfin là où le Père contemple le Fils et toutes choses dans le Fils, là le Fils est engendré. Et en tout cela il n'y a qu'un seul Fils engendré de la nature féconde qui est paternité.

     Quant à l'Amour, c'est-à-dire le Saint-Esprit, ce n'est point de cette génération du Fils par le Père qu'il émane ; mais parce que le Fils est engendré, personne distincte du Père, le Père contemple son Fils engendré et toutes choses en lui et avec lui, comme en leur vie à toutes ; et le Fils à son tour contemple le Père qui l'engendre en sa fécondité et il se contemple lui-même ainsi que toutes choses dans le Père : ce qui est contempler et contempler de retour dans une même nature féconde : c'est de là que vient un Amour qui s'appelle le Saint-Esprit, qui est un lien du Père au Fils et du Fils au Père ; et les personnes sont tout enveloppées et pénétrées de cet Amour qui les fait refluer vers l'unité d'où le Père engendre éternellement. Écoulées dans l'unité, elles n'y peuvent cependant demeurer, en raison de la fécondité de la nature. Cette génération et ce reflux vers l'unité, c'est l'opération de la Trinité de telle sorte qu'il y a là trinité de personnes et unité de nature. Dans la Trinité Dieu opère toutes ses œuvres : de l'unité naît la génération et le reflux des personnes dans une perpétuelle faim d'amour et un éternel désir. Cependant les personnes ne peu-vent demeurer en repos dans l'unité, car cette unité est féconde et la propriété des personnes. Aussi est-elle le mode suprême de l'être divin, au-dessous cependant de l'essence divine, qui est sans modes. L'unité n'est donc pas la béatitude fruitive de Dieu, puisque cette unité consiste dans la fécondité de la nature il n'y a pas là de fruition éternelle ; mais la béatitude fruitive de Dieu ignorant tout mode consiste en l'immersion des personnes divines, toujours en possession de leurs propriétés personnelles, dans l'essence sans mode de Dieu.

     Cette sublime nature de Dieu possédant avec plénitude et de toute éternité sagesse, bonté, libéralité, amour infini et miséricorde, le Père tout puissant incline ses regards et considère toutes ses créatures, œuvre de sa sagesse ; il les ordonne, les régit avec discrétion, les attire par sa miséricorde, les enrichit de ses dons avec libéralité, se les unit avec amour et fait entrer dans l'unité avec lui-même tous ceux qui en sont dignes par leurs vertus.
 

CHAPITRE XXVI.
 

COMMENT CES HOMMES RESSEMBLENT AU CHRIST
DANS SON HUMANITÉ.
 

     Les hommes qui possèdent le don de conseil divin dans ce degré de perfection sont semblables au Christ selon son humanité. On trouve trois sortes d'hommes qui portent la ressemblance de la sublime Trinité de Dieu et de son adorable humanité. Les premiers ont une ressemblance naturelle et imparfaite ; les seconds une ressemblance surnaturelle et parfaite, chacun dans un degré donné ; les troisièmes sont à la fois ressemblants et bienheureux, chacun selon ses mérites. La première ressemblance naturelle et imparfaite appartient aux hommes qui accomplissent des œuvres vertueuses en dehors de l'impulsion de l'Esprit-Saint et sans amour de Dieu. Ils font des œuvres bonnes mais avec des intentions étrangères, soit pour un avantage temporel, soit pour tout motif autre que Dieu. À cette catégorie appartiennent aussi les incroyants et tous ceux qui, sur un point quelconque, sont opposés à la sainte Église, aux Sacrements ou aux commandements. Quelque ressemblance qu'ils montrent ou quelque grandes que soient leurs œuvres, ils ne peuvent atteindre la ressemblance parfaite sans la grâce de Dieu. Alors même que, par une sorte de vide et de détachement des choses terrestres, au moyen de la clarté de leur intelligence naturelle et du retour de leurs puissances dans leur propre fond, ils parviendraient à reconnaître le naturel penchant de leur âme vers son principe, il n'y aurait là autre chose que cette loi commune à tout être créé d'avoir son attache en sa cause, comme en son propre repos. Seraient-ils d'autre part arrivés à cette pénétration de leur propre essence, qui fait que l'on se perd soi-même et que l'on n'agit plus ni à l'extérieur, ni à l'intérieur, sous forme d'amour ni de connaissance, ce serait temps perdu, car ils ne possèdent pas la ressemblance. L'Esprit de Dieu, en effet, pas plus que son amour ne demeurent oisifs soit dans la grâce, soit dans la gloire : aussi ces hommes ne s'élèvent-ils pas au-dessus d'eux-mêmes ; ce qu'ils sentent c'est l'inclination naturelle qu'ils ont pour leur principe, qui est Dieu. Quant à la divine jouissance, nul ne peut la goûter s'il n'est semblable au Christ et à la sainte Église, et rendu capable, par cette ressemblance, de leur être uni. Il n'y a point, en effet, de ressemblance parfaite pour ceux qui veulent se reposer dans l'inaction et abandonner le travail des vertus, car ils n'ont en vue qu'eux-mêmes dans toute leur vie et ils se croient des esprits sublimes parce qu'ils arrivent à percevoir leur propre fond et à ressentir ce que c'est que l'absence de modes. Mais si, par la grâce divine, ils étaient poussés au dehors vers toutes les vertus, dans l'amour de Dieu, puis ramenés au-dedans par l'impatience et l'emportement d'amour, enfin s'ils étaient transportés moyennant l'amour de jouis-sance jusqu'en la superessence de Dieu, de manière à le goûter selon son mode divin, alors ils vivraient dans la pratique de toutes les vertus comme le Christ et les saints ; ils leur seraient semblables, en tout ce qui peut s'accomplir par voie de modes, tandis qu'ils adhéreraient sans cesse, par l'amour de fruition, à l'être sans modes.

     La seconde ressemblance est surnaturelle, elle est parfaite en ses divers degrés. Ceux-là ont cette ressemblance qui sont mus par la grâce de Dieu et par le divin amour ; ayant abandonné le péché, ils pratiquent la vertu et recherchent Dieu, son honneur et leur propre salut. Ainsi ont-ils la ressemblance parfaite, chacun selon sa mesure ; mais plus ils reçoivent de grâce et s'adonnent davantage aux vertus, plus aussi ils sont élevés et ressemblent à Dieu pourtant à ce degré ce n'est qu'une ressemblance et non l'unité.

     La troisième catégorie comprend les bienheureux qui sont dans la gloire : ceux-là aussi ont la ressemblance avec Dieu dans la lumière de gloire, chacun selon le mérite acquis dans la lumière de grâce. Le Christ, dans son humanité, possédait la ressemblance la plus parfaite selon la grâce et les dons divins, de même jouit-il dans la gloire de la plus haute ressemblance avec Dieu : car c'est de sa plénitude que tous nous avons reçue et ce que nous sommes dans la grâce et ce que nous serons dans la gloire. Sous la touche intime de son Père, il devait constamment sortir de l'unité pour pratiquer les vertus et pour se dévouer aux besoins corporels et spirituels des hommes, puis de nouveau, il refluait vers son Père par le désir et par l'impatience de son amour. Cependant il ne pouvait rester dans l'unité à cause de la touche du Père ; et en cela il ressemblait et ressemble toujours à la Trinité Sainte, qui, féconde en elle-même, ne peut demeurer dans l'unité de sa nature. Le Christ possédait donc par là et possède à jamais la ressemblance ; et il avait la grâce (5), comme il a maintenant la gloire, selon la mesure de sa capacité créée. De même, tous les hommes bons, élevés à ce degré portent la ressemblance de Dieu, dans la grâce, comme aussi dans la gloire. Et tous, à cause de cette ressemblance, s'écoulent dans l'unité, sans pouvoir cependant parvenir à cette unité que possèdent les divines personnes. L'unité pour les créatures réside dans le fond propre des puissances, au sommet le plus élevé du mode créé, mais elle est au-dessous du mode divin : car le mode de la créature est mesuré, tandis que celui des personnes divines est sans mesure. C'est pourquoi l'homme par-venu à ce degré ne peut, par la lumière créée, atteindre le mode divin, ni ce principe de l'unité des personnes, qui est la Paternité ; car l'unité qui s'acquiert dans la lumière créée n'est qu'une ressemblance de cette unité des personnes, et l'unité de Dieu est au-dessus. C'est pourquoi ce que peut donner la lumière créée, ce n'est que l'impatience d'amour ; cette lumière ne peut faire dépasser la ressemblance, ni faire goûter Dieu selon son propre mode. C'est la dignité de cet état : car, dans la grâce ou dans la gloire, l'homme parvenu à ce degré connaît et aime au moyen d'une lumière créée : aussi ne peut-il goûter l'unité où les personnes divines se pénètrent dans une connaissance infinie et un inconcevable amour ; car même à ce degré les saints, qu'ils soient dans la grâce ou dans la gloire, ne sont jamais qu'une ressemblance de Dieu. Jamais la grâce ni la gloire ne peuvent être si grandes qu'elles deviennent infinies ; et personne ne peut posséder cette unité que par un amour sans mesure, ce qui fait que la simple ressemblance n'y peut jamais atteindre en demeurant ressemblance. Or la ressemblance obtenue en ce degré est pour jamais, car la gloire, mesurée elle aussi, est pour la vie éternelle et ne doit jamais finir. Ainsi, l'homme, dans la grâce ou dans la gloire, connaît selon son mode créé, dans la lumière de grâce ou de gloire ; et c'est une noblesse de ce degré, car de là viennent la faim du désir et l'impatience causée par cette impuis-sance à atteindre et à goûter jamais celui que l'on aime, selon son mode, dans un complet apaisement.

     Or, chacun possède cette unité d'une façon particulière ; il la connaît et la goûte dans la proportion où il a été doué par Dieu et selon ses propres mérites et son degré d'amour divin. Cette unité n'est pas unique cependant ; dans la grâce comme dans la gloire, chacun a en lui-même son unité spéciale, et ses actions sont d'accord avec sa propre noblesse. Cette unité réside dans la mémoire et toutes les puissances y sont maintenues sous le lien de l'amour. Chacun en a le sentiment dans sa propre unité, au fond de lui-même, et cela selon le degré de noblesse dont il a été divinement doué, car là il est donné à chacun plus ou moins, selon ses mérites. Mais l'unité des personnes divines demeure toujours au-dessus de ces unités créées, donnant à chacune suffisamment selon sa dignité propre, c'est-à-dire les excitant aux vertus et les ramenant à l'impatience d'amour. Et celui qui possède plus de res-semblance avec la Sainte-Trinité ressent aussi plus vite sa motion et est ramené intérieurement avec plus d'amour. Mais ce sont là des opérations toujours limitées, soit dans la grâce, soit dans la gloire. Aussi n'y a-t-il jamais qu'une ressemblance avec la Sainte-Trinité, ressemblance sans laquelle nul ne peut être un avec Dieu ni dans le temps ni dans l'éternité.

     L'homme qui, sous l'influence du don de conseil divin, réalise la parfaite ressemblance avec la Sainte-Trinité peut être comparé au firmament du ciel, mû lui-même par la touche divine et conduit par les puissances angéliques. C'est de même façon, en effet, que son esprit ressent sous le toucher divin l'impatience d'amour. Le firmament éclaire tout ce qui est sur la terre, de même que la raison illuminée par la sagesse éternelle éclaire tout le royaume de l'âme. Le firmament verse sa chaleur à toute créature, en même temps qu'il donne à toute chose vie et croissance. De même, l'homme qui possède le don de conseil répand sa chaleur de son amour et de sa compassion ; et c'est pour toutes les puissances de son âme une source de vie, d'activité et de croissance en vertus. Le firmament du ciel est enfin orné de sept planètes et d'étoiles qui éclairent et régissent tous les corps qui sont sous le firmament.
 

CHAPITRE XXVII.
 

DES SEPT PLANÈTES.

     Les sept planètes du firmament ont un rapport avec les sept jours qui mesurent le temps (6)

     Et tout d'abord le soleil est parmi les astres le plus puissant et le plus clair. Il représente la raison éclairée, lumière puissante de l'intelligence qui s'incline vers les choses extérieures. C'est cette raison éclairée qui, dans le royaume de l'âme, fait luire le premier jour, ou jour du soleil, durant lequel on se repose ; car elle met en repos toutes les puissances de l'âme, qu'elle rend ainsi capables d'entendre ses ordres et de s'y conformer durant la semaine, c'est-à-dire toute la vie.

     Le second jour est le lundi, jour de travail, auquel préside la lune, symbole de la discrétion qui emprunte sa lumière au soleil de la raison éclairée, afin que toute la semaine, c'est-à-dire en tout temps, règne un ordre parfait. La lune est à juste titre symbole de discrétion, car elle effectue sa révolution tout près de la terre, de même que la discrétion s'unit à toute vie active. Le soleil représente mieux la raison éclairée : comme lui cette dernière est élevée, car elle régit la vie intérieure affective.

     La planète Mars, symbole d'humilité et d'obéis-sance en toutes vertus, préside au mardi.

     Le mercredi, c'est la planète Mercure, symbole de charité et de bienfaisance ; car nous sommes arrivés au milieu de la semaine ou à la moitié du temps qui nous reste à parcourir. Si nous perdons ce temps, il s'écoule néanmoins, et à l'heure de la fête éternelle nous ne le retrouverons plus.

     Le jeudi est présidé par la planète Jupiter, figure d'un désir véhément de charité pour Dieu, joint à l'amour et à la louange ; voici, en effet, toute proche, la fête qui nous introduira à la cour céleste.

     Le vendredi est le jour de Vénus qui symbolise la touche de l'amour divin. Cette planète, en effet, se lève à l'aurore, comme la touche divine se fait sentir dans l'unité de l'âme, à la source de toute action créée ; le soleil, ou la raison illuminée brillera ensuite de tout son éclat. Lorsque notre étoile du matin ou toucher divin paraît à l'aurore, tout le royaume de l'âme est en fête parce que l'on sent que cette clarté vient du ciel immuable de l'unité de Dieu. Souvent alors, sous l'éclat du soleil et le feu de l'amour, notre étoile se transforme de telle sorte qu'il semble impossible d'atteindre ce que l'on aime. C'est alors le midi, et l'on paye sa dette, telle qu'on la connaît. Car lorsque nous regardons la grandeur de Dieu et notre propre faiblesse, et que nous voyons combien nous sommes redevables à Dieu et aux hommes ; alors il nous semble que tout nous manque et que nous ne rendons ni à Dieu ni aux hommes ce que nous devons.

     La charité est grande alors et la raison éclairée brille avec éclat aussi sommes-nous dominés par l'humilité à la vue de notre infirmité, et c'est ainsi que nous payons notre dette. La planète dont nous avons parlé peut encore s'appeler l'étoile du soir, quand par la raison éclairée et l'ardeur de la charité on a satisfait envers tous. Jusque-là, la raison éclairée, représentée par le soleil, a poussé devant elle l'étoile du matin, c'est-à-dire l'amour, le portant à toutes les œuvres vertueuses ; mais lorsque l'on a satisfait à tous selon son pouvoir, l'étoile du matin devient étoile du soir et suit le soleil ; c'est l'amour qui voudrait trouver son repos dans l'unité, s'il était capable de la posséder éternellement.

     Le samedi est présidé par Saturne le terrible, qui représente la faim et l'impatience causées par la pensée que Dieu nous échappe. Cette faim, figurée par Saturne, se tient au sommet de la puissance concupiscible et elle est plus impérieuse que celle que l'on ressent en se voyant incapable de vertus dignes de Dieu. La première convoite, en effet, la jouissance tandis que l'autre ne regarde que les œuvres vertueuses. L'une regarde Dieu, l'autre soi-même, et malgré qu'elles aient leur siège dans le même désir, elles diffèrent par l'action. La faim dont nous parlons, figurée par la planète furieuse (7), produit dans le royaume de l'âme des éclairs et de terribles tonnerres, des ouragans et des tempêtes violentes. L'éclair c'est le toucher divin qui remue l'âme dans une continuelle impatience, découvre le ciel de l'intelligence et montre le bien-aimé couronné au sein d'incompréhensibles joies. Puis vient la foudre, c'est-à-dire la fureur d'amour qui naît de l'impuissance à atteindre le bien-aimé. Il s'ensuit de grands bouleversements qui agitent de fond en comble le royaume de l'âme et si la raison éclairée, que Dieu a conformée en vue de cet état d'impatience, ne s'y opposait, l'on serait incapable d'attendre la fête et la venue de l'Époux. Mais cette raison éclairée montre avec clarté et évidence que l'on jouira bientôt du bien-aimé en toutes délices, avec toute la puissance de jouir dont on est capable. Et cela fait prendre patience à celui qui aime.

     Ainsi, comme nous l'avons marqué dans ces différents degrés, telle doit être, dans toute sa sincérité, la vie de l'homme, s'il veut arriver à la vie superessentielle, c'est-à-dire à la vie contemplative selon le mode divin.
 

CHAPITRE XXVIII.
 

COMMENT ON POSSÈDE LE DON DE CONSEIL.
 

     Pour que l'homme puisse posséder le don divin de conseil, il lui faut
avoir une vie de désirs,
être élevé bien haut
et entré profondément dans l'unité.
Là il ressent la touche divine,
puis il est ramené au dehors,
en grande impatience d'amour.
La raison alors s'éclaire
et elle veut entrer de nouveau
pour savoir ce qu'est cette touche.
De là vient l'amoureuse ardeur
que l'on ne peut comprendre ;
c'est le lien de l'amour.
Puis la raison éclairée
veut pénétrer dans le royaume
et ennoblir toutes les puissances.
Elle s'accompagne de l'empressement
afin de revenir plus vite
à sa haute expérience.
La miséricorde et la charité
sont toujours libérales :
elles veulent satisfaire à tout
et remonter vers les hauteurs.
Si vous voulez y regarder,
vous pourrez bien reconnaître
que c'est ressembler à la Trinité.
Mais voici que s'élèvent des obstacles
qui font courir çà et là,
et empêchent l'unité :
Ne point sentir la touche divine
c'est ce qui fait défaillir
de la haute unité.
Alors la raison éclairée fait défaut
au lieu de rentrer à l'intérieur
pour ennoblir le royaume de l'âme.
L'empressement à son tour faiblit :
et c'est, comme je le pense,
une cause de défaillance dans le vrai zèle.
Si miséricorde et charité
deviennent tièdes et languissantes,
la libéralité diminue.
Si vous voulez y regarder,
vous pourrez bien reconnaître,
soit au dehors, soit au dedans,
qu'on est loin de la Trinité.
 

Croyez-moi quand je vous dis
qu'il y a des choses qui trompent
et dérobent la béatitude :
Qui se livre au souci étranger
peut bien en avoir déplaisir,
car il perd l'unité.
Celui dont la raison s'aveugle
est bientôt déshonoré ;
il ne vit plus selon la justice.
La torpeur l'emporte bientôt,
et l'empressement disparaît,
car le désir fait défaut.
L'amour et la miséricorde
manquent toujours à celui
qui ignore la libéralité.
Si vous voulez bien le remarquer,
vous comprendrez à ses œuvres
qu'il est loin de béatitude.
 

CHAPITRE XXIX.
 

D'UN PLUS HAUT DEGRÉ DU DON DE CONSEIL.
 

     Je veux maintenant vous parler d'une dignité et de vertus plus hautes qui viennent de ce don divin de conseil. Lorsque, sous l'influence de la touche divine, source de ce don, l'âme est portée par la puissance du Père à toute vertu, et qu'éclairée de la lumière du Fils elle vient à connaître Dieu, en sa raison illuminée, selon le mode des créatures, mais d'une façon très lumineuse de cette touche et de cette lumière de la raison le Saint-Esprit fait surgir en l'âme une impatience d'amour qui l'enflamme d'un désir ardent de goûter son Dieu dans une joie incompréhensible. C'est ainsi qu'elle ressemble à la très haute Trinité et à l'Unité féconde. Tout ce que Dieu pourrait lui donner de créé, sans se donner lui-même, la laisserait dans l'impatience et sans repos. Car elle possède la ressemblance et elle soupire vers l'union de fruition, la ressemblance lui ayant déjà donné le moyen de s'élever dans l'unité aussi haut qu'elle le pouvait. C'est d'ailleurs le sommet de cette ressemblance.

     Ici commence un degré supérieur du même don de conseil. Tous les êtres raisonnables, anges ou hommes, que Dieu a faits semblables à lui, dans la grâce ou dans la gloire, ont reflué, par le moyen de cette ressemblance, vers l'unité de leur esprit ; ils possèdent une tendance naturelle vers leur propre fond et une adhésion fruitive qui les portent, avec toutes leurs puissances réunies, vers la superessence de Dieu comme vers leur fond propre. Car chaque esprit qui se tourne intérieurement vers son essence doit être considéré selon ses propriétés essentielles et non en son activité (8) ; et toutes les essences ont une affinité et une attache à l'essence simple de Dieu comme à leur cause propre. L'être de créature n'y est pas intermédiaire, car il est ici en son essence, élevé au-dessus de toute activité ; or, toute essence a, sans intermédiaire, son attache à l'essence divine, et les personnes divines elles-mêmes ont fait retour à l'unité et elles ont leur attache naturelle et fruitive à cette même essence. Il y a là comme un abîme béant, une lumière simple ; c'est l'essence elle-même qui apparaît dans l'unité des personnes et dans l'unité de chaque esprit créé rentré en lui-même et soupirant vers la jouissance, au sommet de sa mémoire. Cette lumière incompréhensible illumine l'entendement de l'esprit rentré en lui-même, car elle est la Sagesse éternelle engendrée dans l'âme. En elle, on peut contempler la simplicité d'où provient cette lumière, et cette simplicité c'est la nature de Dieu. Personne ne peut voir cette essence incompréhensible de façon à en jouir, sinon dans cette lumière, qui est le Christ. Il est, dans sa nature divine et dans sa nature humaine, la porte par laquelle tous doivent passer ; et l'on ne peut entrer dans le palais de l'éternelle jouis-sance, sans vivre à l'exemple de son humanité sainte, sans contempler et se recueillir sous son incommensurable clarté.

     Cette lumière simple de l'essence divine est un abîme incommensurable et sans mode ; elle enveloppe l'unité des divines personnes, ainsi que l'unité de l'âme et toutes ses puissances ; de sorte que cette lumière simple embrasse et inonde la tendance naturelle foncière et l'adhésion fruitive de Dieu et de tous ceux qu'il s'est unis dans cette lumière, et devient ainsi l'unité fruitive de Dieu et de tous les esprits aimants.

     Car tous les esprits s'écoulent ici, au-dessus d'eux-mêmes, selon un mode divin, dans l'unité fruitive, en une lumière indéfinissable. C'est pourquoi, dans cette lumière sans modes où l'on s'engloutit, toute action cesse tant de Dieu que des créatures. Car dans l'essence divine ainsi considérée il n'y a point place pour l'agir ni de Dieu ni des créatures (9) ; les personnes divines elles-mêmes, avec leurs propriétés personnelles, sont attirées dans la jouissance, bien qu'éternelles de nature elles ne puissent jamais disparaître. Or, ce repos tant de Dieu que des créatures vient de la tendance fruitive vers l'essence divine impénétrable et sans modes. Ici Dieu et tous ceux qui lui sont unis sont sous l'information de la lumière simple (10). Sous cette information, l'âme s'aperçoit bien de la venue de celui qu'elle aime ; car elle reçoit dans l'unité de fruition plus qu'elle ne peut souhaiter.

     Et quiconque est uni reçoit dans cette information joie et jouissance incompréhensibles. Tous pourtant ne reçoivent pas même joie de béatitude ; car chacun est élevé en dignité selon sa faim, son impatience d'amour et son degré de vertu. Mais il leur est donné un bien commun ; et chacun en est plus ou moins pénétré et débordant selon qu'il a ressenti la faim et l'impatience d'amour. Ce bien néanmoins demeure au-dessus d'eux tous, car les délices infinies sont sans mesure et sans mode. L'âme créée du Christ en est débordante, et elle reçoit plus qu'elle ne peut désirer ; car elle est créée et le bien est immense. L'amour chez Dieu est une propriété infinie qui peut attirer et aimer à l'infini. Or les délices dont nous parlons sont en dehors de tout mode et résident dans l'essence même de Dieu. Les personnes divines opèrent, en tant que personnes, selon le mode qui leur est propre, mais selon l'essence elles jouissent simplement. Elles sont alors débordantes, et toutes remplies de la clarté infinie, elles reçoivent essentiellement plus qu'elles ne peuvent désirer. De là vient que tous ceux qui sont imprégnés de cette jouissance s'écoulent, sous cette lumière, en une certaine absence de modes, car dans la jouissance, la lumière infinie est sans modes. Lorsqu'ils sont ainsi immergés dans l'absence de modes, la lumière ne réside spécialement en aucune de leurs puissances ; c'est-à-dire qu'ils la possèdent d'une façon incompréhensible, et c'est leur plus grande joie. Car s'étant écoulés et perdus eux-mêmes moyennant la jouissance, ils possèdent Dieu comme des délices sans modes et incompréhensibles, et Dieu, à son tour, les possède. Dans cet état que nous appelons « sans modes », il n'y a plus, pour eux, d'action ni de Dieu ni de créature, car c'est la fruition de Dieu et de tous ses saints. Telle est l'adhésion de jouissance de Dieu et de tous les esprits aimants dans la simple essence de Dieu.

     Mais si les personnes en leur unité trouvent toujours la jouissance dans l'essence divine, selon leur contemplation mutuelle et leur tendance vers le repos de jouissance, néanmoins cette même unité est féconde, et elle engendre sans cesse l'éternelle sagesse : et du mutuel amour de celui qui engendre et de celui qui est engendré, procède l'Esprit-Saint. C'est là l'opération de Dieu. Sans cesse il opère, car il est une pure opération selon la fécondité de sa nature : et s'il n'opérait pas, il ne serait pas, non plus qu'aucune créature au ciel ni sur la terre. C'est pourquoi il est toujours opérant et sans cesse jouissant. Dans la haute unité de sa nature, Dieu se possède fruitivement, en raison de sa tendance propre vers son essence ; et dans cette même unité il est fécond et engendrant sans cesse son Fils, la Sagesse éternelle. Cette unité est le trône de la Trinité et le triomphe de la puissance paternelle de Dieu ; car la haute nature divine se tient entre la jouissance et l'opération, sans cesse jouissant et sans cesse opérant. Tous ceux qui possèdent la ressemblance avec Dieu, en grâce ou en gloire, sont sous l'influence de la génération du Père, chacun selon sa dignité. Tous opèrent les œuvres vivantes des vertus, en ressemblance avec la très haute Trinité, et ils sont sans cesse attachés selon la fruition à l'éternelle béatitude.
Ce sont ceux dont le Christ a dit : « Bienheureux les miséricordieux, car ils recevront miséricorde (11). »

     Ils en ont eu pour eux-mêmes, en s'épargnant le détriment d'une défaillance dans la vertu et dans la vie parfaite, et en évitant la douleur de voir Dieu leur refuser ses délices de jouissance. Aussi grâce à la bonté de Dieu ont-ils obtenu miséricorde et connu la jouissance sans fond, où ils se sont engloutis eux-mêmes comme dans un abîme, devenant les trônes et le repos de la très haute Trinité. C'est pourquoi les anges qui sont élevés à ce degré dans le royaume de Dieu sont appelés Trônes parce qu'ils possèdent Dieu et sont possédés par lui. Ils se partagent entre la jouissance et l'action, et s'adonnent à l'une et à l'autre d'une façon parfaite. Ce sont les anges du septième chœur, les derniers de la troisième hiérarchie, plus éclairés et plus élevés que ceux qui appartiennent aux six autres chœurs. De même tous ceux qui sont parvenus par le moyen des dons divins et des œuvres vertueuses au degré de perfection que nous avons décrit, dans la grâce ou dans la gloire, sont aussi appelés trônes. Ils possèdent en effet Dieu par leur adhésion de jouissance à la superessence, et ils sont possédés par lui comme son propre trône et son repos, étant, dans la simple jouissance de l'essence, unis sans différence (12). Dans cette simple unité de l'essence divine, il n'y a ni connaître, ni désirer, ni opérer ; car c'est là un abîme sans modes qui n'est jamais sondé par une compréhension active. Tel est le sens de la prière que faisait pour nous le Christ afin que nous fussions un, comme lui et son Père sont un dans l'amour de fruition et l'immersion dans la ténèbre sans modes. Là est comme perdue et engloutie toute action de Dieu et des créatures.

     L'homme qui possède ainsi d'une façon parfaite le don divin de conseil ressemble au firmament du ciel, qui est orné des planètes et des étoiles. C'est par le mouvement de tout cet ensemble que vivent et crois-sent toutes les créatures sur la terre, dans les eaux et dans les airs. De son côté, la partie supérieure du firmament est passive sous l'influence du premier mobile, sous l'impulsion des anges et de la puissance divine : et ainsi le firmament est-il sans cesse agissant par la partie inférieure et passif selon la partie supérieure.
 

CHAPITRE XXX.

COMMENT LE DON DE CONSEIL EST POSSÉDÉ
DANS SA PLUS HAUTE PERFECTION.

     Si l'on veut posséder le don divin de conseil dans la plus haute perfection, il faut
avoir acquis une haute ressemblance,
et s'être élevé par l'amour
pour adhérer à la superessence.
Ceux qui tendent là
n'auront plus à attendre
que la fruition.
Cette lumière simple
ils la reçoivent avec joie
dans l'unité des puissances.
Ainsi doivent-ils s'engloutir,
sans la moindre tristesse,
dans la simplicité de cette lumière.
Ils veulent y habiter
sans jamais s'en retourner,
bien loin perdus, hors d'eux mêmes.
Dès lors en eux veut reposer
la Trinité pleine de délices
et tous ses hôtes avec elle.
Ainsi devons-nous aspirer
sans aucune défaillance,
vers la superessence
puis nous retourner toujours
en bas, pour régir le royaume
par la ressemblance en vertus.

Mais il y a des obstacles
qu'il faut aussi vous décrire,
parce qu'ils empêchent la fruition.
Ceux qui ont peu de désir
n'ont pas d'adhésion ferme
à la superessence.
Aussi ne sont-ils pas éclairés
ni touchés par l'essence sans modes ;
mais ils demeurent en eux-mêmes.
Parce qu'ils n'ont pas cette lumière,
ils ne peuvent dès lors s'en aller
bien loin pour se perdre entièrement.
Et comme ils manquent en cela,
ils ne sont point engloutis
au sein de la béatitude.

Je veux vous montrer encore
d'autres choses qui alourdissent
et dérobent la vertu.
Ceux qui se tournent au dehors
et cherchent louange et honneur,
sont bien loin de l'unité.
La clarté de simplicité,
ils ne peuvent l'expérimenter
dans leur propre misère.
Ils ne sont pas ressuscités,
car la torpeur habite en eux :
ils cherchent repos dans le créé.
Mais s'ils voulaient le rejeter
ils pourraient s'élancer en haut,
goûter le toucher de Dieu
et posséder l'éternité.
 

CHAPITRE XXXI.

DU DON D'INTELLIGENCE.
 

     Le sixième don divin qui orne et ennoblit l'âme est le don d'intelligence. Déjà sous l'influence de la touche intérieure du Père, de l'illumination de la raison par le Fils et de l'impatience d'amour causée par le Saint-Esprit, l'homme a acquis une parfaite ressemblance avec Dieu. Néanmoins il peut toujours croître en vertus et en plus grande ressemblance ; car son mérite n'est jamais tel qu'il épuise tout ce que Dieu peut donner. Son intelligence n'est jamais si claire qu'elle ne puisse s'éclairer encore. Enfin son amour ne peut jamais être si grand que Dieu soit incapable de l'augmenter. Cependant la touche intérieure, l'illumination de la raison et le feu de l'amour font ressembler l'homme à Dieu d'une manière parfaite. Mais parce que, selon son âme, il est créé d'un néant qui n'a été emprunté nulle part, il a pris conscience de ce rien qui n'est nulle part, et il s'est écoulé jusqu'à se perdre lui-même en s'engloutissant dans l'essence simple de Dieu, comme dans son propre fond et il a trépassé en Dieu. Ce trépas en Dieu c'est la béatitude que chacun reçoit selon les divers degrés de dignité, soit en grâce soit en gloire, et qui consiste à saisir Dieu et à être saisi de lui, dans l'unité fruitive des divines personnes, puis à être englouti, par le moyen de l'unité, dans la superessence de Dieu. Or cette unité, selon son mouvement intime, est fruitive, et selon sa propension à s'épancher, elle est féconde ; c'est pourquoi la source d'unité jaillit : le Père engendre le Fils, la Vérité éternelle, sa propre image, en laquelle il se connaît lui-même et connaît toutes choses. En cette image toutes les créatures ont vie comme en leur cause et elles résident en elle selon le mode divin. C'est aussi d'après cette image que toutes choses ont été créées d'une façon parfaite, et c'est selon l'exemplaire divin qu'elles ont été ordonnées avec sagesse. Enfin c'est l'image qui conduit toutes choses vers leur fin, en tant qu'elle se rapporte à Dieu. Car chaque créature raisonnable reçoit tout ce qu'il faut pour obtenir la béatitude. Cependant la créature raisonnable, dans sa production comme créature, n'est pas l'image du Père ; elle est créée et, par conséquent, soumise à la mesure dans sa connaissance et son amour, sous la lumière de grâce ou de gloire. Car nul autre que les personnes de la Sainte-Trinité ne possède la nature divine d'une façon active, selon le mode divin ; aucune créature ne peut opérer selon un mode sans mesure, car si elle le pouvait, elle serait Dieu et non créature. Au moyen de l'image, Dieu a fait les créatures raisonnables semblables à lui par nature ; et à celles qui se sont tournées vers lui, il a donné au-dessus de la nature une ressemblance plus grande encore, dans la lumière de grâce ou de gloire, chacun selon sa capacité, son état et sa dignité.

     Quant à tous ceux qui ont senti la touche intérieure, qui ont reçu l'illumination de la raison et l'impatience d'amour, et à qui est montrée l'essence sans modes, ils sont recueillis fruitivement dans la superessence divine. Dieu lui-même adhère à son essence par la fruition et il contemple cela même dont il jouit. Sa jouissance est prise dans l'essence sans modes où la lumière n'a point d'action : mais en tant qu'il contem-ple et regarde fixement, la lumière ne cesse jamais : car toujours on doit contempler ce dont on jouit.

     Défaillir sans cesse dans cette divine lumière c'est la part de ceux qui se reposent dans la jouissance, dans la solitude immense où Dieu se possède fruitivement. La lumière ici vient défaillir dans le repos et dans l'essence sublime et sans modes. Dieu y est son propre trône et tous ceux qui le possèdent, dans la grâce ou dans la gloire, sont ses trônes et ses tabernacles et ils sont morts en lui en un repos éternel.

     De cette mort naît une vie superessentielle, une vie qui contemple Dieu, et c'est ici que commence le don d'intelligence. Car Dieu contemple toujours l'essence dont il jouit ; et de même qu'il donne l'impatience à ceux qu'il se rend semblables, de même accorde-t-il repos et jouissance à ceux qu'il s'unit. Mais lorsqu'il y a unité dans l'essence et dans l'immersion, on ne parle plus de donner ni de recevoir. Et comme Dieu donne l'illumination à la raison lorsqu'il confère la ressemblance, ainsi donne-t-il clarté sans mesure lorsqu'il donne l'union. Cette clarté immense c'est l'image du Père, selon laquelle nous avons été créés, et nous pouvons lui être unis en plus haute dignité que les Trônes, si au-dessus de la jouissance qui fait défaillir, nous contemplons la face glorieuse du Père, c'est-à-dire la nature très noble de la divinité (13). Or cette même clarté infinie est donnée d'une façon commune à toutes les intelligences qui possèdent la fruition, dans la grâce ou dans la gloire. Ainsi s'écoule-t-elle d'une façon égale comme la clarté du soleil, sans cependant que ceux qui la reçoivent soient éclairés de même sorte. Le soleil, en effet, pénètre plus de sa lumière le verre que la pierre, et le cristal que le verre ; et c'est aussi sa clarté qui fait briller chaque pierre précieuse selon la noblesse, la vertu et la couleur dont elle est douée. De même chacun est-il illuminé, selon l'éminence de sa capacité, aussi bien dans la grâce que dans la gloire. Mais celui qui est le plus illuminé en grâce l'est moins que le plus petit dans la lumière de gloire. Cette lumière de gloire n'est pas cependant un intermédiaire entre l'âme et la clarté sans mesure ; mais l'état de voie, le temps et l'instabilité nous font obstacle, et c'est pourquoi nous pouvons mériter, tandis que ceux qui sont dans la lumière de gloire ne méritent pas.

     La clarté sublime dont nous parlons est la contemplation simple qui appartient au Père. Elle est aussi le partage de tous ceux qui contemplent dans la jouissance, fixant l'incompréhensible lumière au moyen de cette lumière même, chacun selon qu'il est illuminé. Cette lumière infinie brille bien sans cesse dans toutes les intelligences ; mais l'homme qui vit ici-bas dans le temps est souvent encombré d'images, de sorte qu'il ne peut toujours contempler ni fixer activement, dans cette lumière, la superessence. Tandis que celui qui a reçu le don de cette contemplation la possède d'une façon habituelle et peut y vaquer quand il veut. Or comme la lumière par laquelle on contemple est sans mesure et que l'objet de la contemplation est un abîme sans fond, jamais ils ne pourront se saisir l'un l'autre. Ainsi, regarder et contempler se fait éternellement sans aucun mode, car cette contemplation a lieu en la face béatifiante de la Majesté suprême où le Père, moyennant son éternelle Sagesse, contemple de même son essence infinie. Et tous ceux qui sont inondés et illuminés de cette même Sagesse méritent le nom de Chérubins, car ils appartiennent à ce chœur. Tous accomplissent cette œuvre de contemplation durant l'éternité, chacun selon la noblesse de sa nature, car ils ne sont pas également illuminés. Cependant parce qu'ils ont la ressemblance avec Dieu, ils ne manquent jamais en vertus, et ne font défaut à personne ; mais au-dessus de cette ressemblance, ils contemplent sans interruption, parce qu'ils possèdent l'union.

     Dieu, qui est souverain maître en cette contempla-tion, contemple et agit sans cesse. Le Christ, dans son humanité et en son âme créée, est et a toujours été le contemplatif le plus sublime qui ait jamais existé. Un avec la Sagesse, il est cette Sagesse même par laquelle on contemple. Cependant il a toujours été dévoué envers tous les hommes, extérieurement et en œuvres de charité, en même temps qu'il contemplait sans cesse la face de son Père. Telle est la noblesse du don d'intelligence : toujours agir et sans cesse contempler, puis demeurer sans entraves, comme on le veut. A ceux qui le possèdent s'adresse la parole du Christ : « Bienheureux ceux qui sont purs de cœur, car ils verront Dieu (14). » Dégagés d'images de choses terrestres, sans souci pour les satisfactions corporelles, et doués de la ressemblance avec Dieu par la pratique éminente des vertus, puis contemplant l'être sans modes en toute pureté, ils sont alors vraiment bien-heureux, car c'est là une contemplation divine. Ces hommes ressemblent au ciel moyen qui est appelé cristallin, car ils sont éclairés comme lui par le ciel supérieur, c'est-à-dire par la vérité éternelle du Père. C'est là une vie contemplative superessentielle, où l'esprit recueilli est orné du don d'intelligence qui est Dieu lui-même, la Sagesse éternelle.
 
 
 

CHAPITRE XXXII.

COMMENT L'ON PEUT POSSÉDER
LE DON D'INTELLIGENCE.

Si l’homme veut posséder le don d'intelligence et en être possédé à son tour, il doit avoir les qualités suivantes :
Pour avoir pleine lumière,
il faut être transporté
dans la superessence.
Car la clarté sans mesure
est donnée à la connaissance
dans la simplicité foncière.
On est alors tout pénétré
et totalement transformé
par la lumière de vérité.
Cette lumière brille pour tous
lorsqu'ils ont le cœur pur,
et les éclaire tous selon leur dignité.
Alors peuvent-ils fixer
et contempler sans défaillir
la face qui donne jouissance.
Toujours l'on contemplera
ce dont on jouit fidèlement,
bien loin perdu hors de soi-même.
Si le bien-aimé s'est enfui,
cela même fait toujours fixer
la haute béatitude.
D'ailleurs le bien-aimé est pris
et possédé par son bien-aimé
dans l'unité de solitude.
Ainsi devons-nous continuer
à soupirer toute notre vie
vers le très haut abîme.
 

J'ai encore à vous faire connaître,
si vous y faites attention,
ce qui nuit à l'intelligence.
Ceux qui toujours ferment les yeux,
et méditent afin de jouir
dans la superessence
ne peuvent être éclairés,
car ils ne savent fixer
la simplicité de la lumière.
C'est un obstacle pour connaître
avec les Chérubins
le bien-aimé en cette noblesse.
Ils cherchent à avoir profit
et cela les fait reculer
devant la divine Majesté.
 

Je veux encore vous montrer
les causes qui font perdre
le don d'intelligence.
Lorsqu'on recherche goûts terrestres,
il est impossible d'atteindre
à la haute jouissance.
On ne peut être éclairé,
car on est tout encombré
des images de tout ce qui fuit.
A peine peut-on ressusciter :
l'on ne pense qu'à boire et manger,
tout adonné à la gourmandise.

Or voilà ce que j'enseigne,
tout cela fait tomber l'homme
et lui enlève la béatitude.
 

CHAPITRE XXXIII.

DU DON DE SAGESSE SAVOUREUSE.

     Le septième don divin est une sagesse savoureuse conférée au sommet de la mémoire recueillie et qui pénètre l'intelligence et la volonté, selon leur degré de recueillement en ce sommet. Le goût qui vient de cette sagesse est sans mesure et sans fond ; il se répand du dedans au dehors, pénètre l'âme et le corps même, selon la capacité de chacune de leurs puissances, et le sentiment qu'il produit est si intime que c'est comme une sorte de toucher sensible. Les autres sens, tels que l'ouïe et la vue, prennent leur joie du dehors, dans les merveilles que Dieu a créées pour sa gloire et pour l'utilité des hommes. Le goût insaisissable dont nous parlons est sans mesure, en tant qu'il se tient au-dessus de la mémoire, dans le vaste domaine de l'âme, et il n'est autre que le Saint-Esprit, l'amour incompréhensible de Dieu. Mais, en tant qu'il demeure dans les limites de la mémoire, le sentiment en est mesuré. Cependant parce que les puissances ont leur attache en Dieu, elles surabondent. Déjà le Père éternel a donné à la mémoire recueillie l'ornement de la jouissance dans l'union, ainsi que la faculté de saisir et d'être saisie, en se perdant elle-même, et de cette façon la mémoire est devenue un trône et un repos pour Dieu. Puis le Fils, la Vérité éternelle, a orné à son tour de sa propre clarté l'intelligence recueillie, afin qu'elle puisse contempler cela même qui donne jouissance. Voici maintenant que le Saint-Esprit veut orner la volonté recueillie et l'unité des puissances qui a en Dieu son attache, afin que l'âme puisse goûter, connaître et éprouver combien doux est Dieu.

     Ce goût est si fort qu'il semble, pour l'âme qui le ressent, devoir absorber et faire disparaître comme en un abîme sans fond le ciel, la terre et tout ce qu'ils renferment. Les délices goûtées ainsi par l'âme sont au-dessus et au-dessous d'elle, au-dedans et au-dehors, embrassant et pénétrant son royaume tout entier. Et, de cette façon, l'intelligence peut contempler la simplicité, d'où découlent toutes ces délices. Dès lors la raison éclairée se met à considérer, bien qu'elle sache qu'elle ne peut arriver à connaître les délices incompréhensibles ; car elle considère avec une lumière créée, et les délices sont sans mesure. C'est pourquoi la raison vient défaillir dans cette considération ; mais l'intelligence, qui est transformée par la clarté sans mesure, contemple et fixe sans cesse la joie incompréhensible de la béatitude.
 

CHAPITRE XXXIV.

COMMENT LA RAISON ÉCLAIRÉE CONTEMPLE DIEU
DANS DES IMAGES INTELLECTUELLES.

     La raison cependant s'exerce avec beaucoup d'attention, selon le mode qui lui est propre et avec la lumière créée, afin de trouver satisfaction et joie en des images intellectuelles et dans le spectacle des œuvres qui émanent de Dieu tout-puissant. De cette façon, elle comprend aisément que la grandeur de son bien-aimé l'empêche, elle et toute créature, de jamais le saisir pleinement. Il est si haut, en effet, que nul procédé créé ne peut l'atteindre ; il est si simple qu'en lui toute multiplicité doit cesser et prendre son commencement. Il est une beauté qui orne le ciel et la terre, une richesse d'où toutes les créatures découlent, tout en y demeurant essentiellement attachées. Il est un ornement pour tout ce qui est au monde, il est la vie de tout ce qui fut ou sera jamais.

     Il est la victoire qui fait vaincre les obstacles et la couronne des vainqueurs. Il est la santé qui donne à jamais guérison, la paix où tous ceux qui aiment trouvent leur repos, la sécurité qui met à l'abri de tout besoin. Il est la béatitude qui donne jouissance, la consolation qui réjouit les affligés, la suavité qui pénètre ceux qui le désirent, la joie où se glorifient ceux qui aiment. Il est une source de félicité où se fondent ceux qui en jouissent, une jubilation, c'est-à-dire une allégresse qui ne peut s'exprimer, où sens et puissances viennent défaillir. Il est la récompense vers laquelle nous aspirons tous, une volupté qui ne laisse les hommes se reposer nulle part, une ardeur qui veut les enflammer et embraser tous. Il est la puissance qui peut tout dompter, la divinité capable de tout combler, l'éternité qui a créé tous les temps. Il est la bonté, disposée à donner tous biens, la libéralité, prête à se répandre au ciel, sur la terre et en tout ce qui existe ; une charité sans mesure qui veut s'unir tous ceux qui vivent d'une façon vertueuse. Il est la noble source de tout ordre et de toute mesure, la pureté sans alliage, la fécondité qui donne le mouvement au firmament, la vie et la croissance à toutes les natures corporelles, et qui confère surnaturellement à ceux qui aiment tous les dons divins et bienfaits spirituels, ainsi que la vie glorieuse et la jouissance d'éternité. Le bien-aimé est encore la puissance que rien n'arrête, la sagesse qui décore, règle et ordonne toutes choses, la longanimité qui attend la conversion des pécheurs et le couronnement des justes. Il est la fidélité qui n'abandonne personne, la vérité qui connaît tous les cours, la sainteté qui dégage les hommes des choses terrestres. Il est une chaleur qui enflamme l'homme pour la vertu, une lumière qui la manifeste, une satiété, cause de faim éternelle pour ceux qui lui ressemblent et source de biens surabondants pour ceux qui lui sont unis. Il est la force qui fait tout sur-monter, la justice qui punit ou récompense selon les mérites, la sainteté enfin qui, au dernier jour, confondra les impurs et s'unira les innocents.

     La raison éclairée aperçoit tout cela dans la divinité infinie, et ce sont comme des images intellectuelles, conçues de l'essence simple de Dieu, selon le mode créé. En tant que la raison les comprend, ces images sont créées, ce sont des similitudes tirées de la nature divine. Mais parce que, contemplées par l'homme, elles commencent et finissent dans une essence sans fond, toute raison et considération viennent à défaillir, car il s'agit là de la nature simple de Dieu. Ainsi la raison éclairée s'applique à considérer son bien-aimé dans toutes ses excellences, et de là elle tombe dans l'admiration des richesses qu'elle aperçoit ; elle comprend que Dieu les possède bien au-dessus de toute raison dans un degré incompréhensible. Alors naît en elle un si grand désir, une impatience telle, qu'il lui faut plonger le regard dans la lumière simple, afin de trouver réconfort et apaisement au désir impatient qui la fait soupirer si ardemment vers la jouissance.
 

CHAPITRE XXXV.

DU SAINT-ESPRIT.

     Dans cette contemplation, la raison éclairée ne fixe rien d'une manière distincte et tous les flots de la divinité s'écoulent vers la partie supérieure du royaume de l'âme. Il en est tout enflammé et embrasé de feu, et ce feu est le Saint-Esprit, qui brûle dans la fournaise de l'unité divine. Là, dans cette unité sublime, tous les esprits sont imprégnés et illuminés, au sein d'une incompréhensible tendresse. Or cette unité pleine de jouissance, c'est le trésor caché dans le champ de l'âme. Quiconque creuse là et estime le trésor vend et abandonne ce qu'il est et ce qu'il peut avoir en fait de délices, afin de pouvoir posséder le champ qui renferme de telles richesses.

     Le Saint-Esprit est le trésor de Dieu et de l'âme ; il est le lien d'amour qui embrasse et pénètre tous les esprits recueillis dans l'unité de jouissance. Il est l'amour dont l'ardeur consume les amants. Il est le doigt de Dieu qui a créé toute la nature, le ciel, la terre et tous les êtres, et qui a distribué ses dons surnaturels à tous ceux qui se sont tournés vers lui, chacun selon sa dignité, s'unissant à lui-même tous ceux qu'il a ainsi comblés.

     Le Saint-Esprit, c'est l'océan sans bornes d'où découle tout bien et où tout bien demeure incommensurable. C'est le soleil divin, ardent et lumineux, qui orne le royaume de l'âme des principaux rayons surnaturels qui sont les sept dons supérieurs. Le Saint-Esprit est un feu immense qui transforme et pénètre de lumière tous les esprits recueillis, soit dans la grâce, soit dans la gloire, pour les fondre comme l'or, dans la fournaise de l'unité divine. Là, chacun jouit et goûte, selon sa condition et sa dignité, quoique le feu divin les brûle tous sans distinction. Mais il y a dans cette fournaise du cuivre et du plomb, du fer et de l'étain, de l'argent et de l'or, et un grand nombre de métaux fondus ensemble sous l'ardeur de ce feu incompréhensible. Or chaque métal, c'est-à-dire chaque esprit est intelligent et sensible, et il supporte la transformation de l'amour essentiel de Dieu, selon sa propre noblesse et dignité, quoique l'amour se répande également sur tous ; de là vient la distinction de jouissance.

     Cet amour insondable est, selon la jouissance, essentiel et non actif, car par le rejaillissement de cette charité essentielle, le Père et le Fils, et tous les esprits qui ont en eux leur attache, s'écoulent dans la fruition et y sont engloutis au-dessus de l'action. Mais, par l'émanation de ce même amour qui vient du Père et du Fils, toutes les vertus sont opérées et perfectionnées en toute créature. Ainsi l'amour divin est actif, selon cette effusion, et il conduit l'homme à toutes les vertus ; selon l'écoulement intérieur, il est essentiel et il inonde tous ceux qui lui sont unis d'un goût incompréhensible. C'est le gouffre sans fond où toutes les nobles intelligences sont fixées dans la jouissance et sont englouties jusqu'à se perdre elles-mêmes. C'est le clair soleil, qui brille et répand son ardeur au sommet de l'âme, qui attire l'intelligence alors qu'elle contemple et reçoit la clarté, et l'applique au regard sans défaillance pour l'éternité.

      C'est la source vive et sans fond, qui, de l'intérieur, coule à l'extérieur par sept fleuves principaux, les sept dons, qui rendent le royaume de l'âme fécond en toutes vertus. Les esprits élevés dont nous parlons ont remonté ce flot vivant et jaillissant et sont parvenus jusqu'au fond de vie où il prend sa source. Plongés là, ils sont inondés de clarté en clarté et de délices en délices ; car il y coule une rosée de miel d'ineffable allégresse, qui fait fondre et s'écouler dans les délices de la béatitude divine.

      Ces esprits sont les Séraphins, les plus élevés du royaume éternel, car ils brûlent et se fondent devant la face de la souveraine jouissance. Et tous ceux qui possèdent le don divin de sagesse tel que nous l'avons décrit leur sont semblables, chacun selon sa clarté. Car chez les Séraphins il y a distinction en clarté, en amour et en jouissance. Et tous les esprits, soit dans la grâce, soit dans la gloire, diffèrent en connaissance, en amour et en aptitude à goûter, mais le moindre dans la lumière de gloire connaît, aime et goûte davantage la joie que le plus élevé dans la grâce. L'allégresse que Dieu répand est pourtant égale, mais ceux qui la reçoivent diffèrent. Ils ont tous plus qu'ils n'en peuvent user, en tant qu'unis à Dieu ils possèdent la jouissance ; mais perdus dans l'obscurité de ce désert, ils n'ont plus rien à désirer. Là, en effet, il n'est plus question de donner ni de recevoir, il n'y a plus qu'une très simple essence, où Dieu et tous ceux qui lui sont unis sont engloutis et perdus. Ils ne peuvent plus se trouver dans cette essence sans modes, car c'est une pure et simple unité ; et c'est en cela que consiste la plus haute béatitude dans le royaume de Dieu (15).

     Néanmoins tous ces esprits élevés doivent s'incliner encore vers les œuvres de charité et toutes les vertus ; car plus l'homme est élevé en dignité, plus il se doit communément à tous ceux qui réclament son aide soit corporelle, soit spirituelle. Ainsi Dieu jouit immensément de lui-même, plus que tous les saints, car son recueillement est sans fond et son essence est sans modes. Si son essence n'était pas sans modes, il n'y aurait pas en lui de jouissance parfaite, mais dans l'essence sans modes vient défaillir l'action des personnes. Et c'est pourquoi Dieu possède la jouissance, plus que tous les esprits créés qui ont reçu la dignité et les dons selon une mesure néanmoins, il demeure sans cesse actif, car il s'épanche au ciel et sur la terre, au moyen de ses dons matériels et spirituels.

     Le Christ, dans son âme créée, est et fut toujours le voyant et l'amant suprême, et la jouissance qu'il possède demeure sans rivale tandis que, selon sa nature divine, il était lui-même objet de jouissance. Néanmoins, jamais il n'a manqué ni ne manque à personne, car il appartient également à tous, selon leurs désirs, et il souffre de l'indifférence de ceux qui n'ont point pour lui de désirs ; il prie enfin et offre ses souffrances à son Père pour eux tous. De même, les saints les plus élevés qui sont au ciel étaient sur la terre universellement dévoués envers tous et ils se donnent encore également à tous dans le royaume éternel, priant et soupirant pour nous. Les plus hauts Séraphins et tous ceux qui appartiennent à leur chœur, au ciel et sur la terre, prient aussi et soupirent, pour la béatitude des hommes, plus que ceux qui appartiennent à l'un quelconque des autres choeurs, car ils connaissent mieux et ils aiment davantage : et c'est pourquoi ils se donnent plus à tous et désirent davantage l'honneur de Dieu et la béatitude des hommes.

     C'est de ceux-là que le Christ a dit : « Bienheureux les pacifiques, ou ceux qui font la paix, car ils seront appelés les fils de Dieu (16). » Ces esprits élevés ont fait la paix avec Dieu, avec toutes leurs puissances et avec toutes les créatures, et tout chez eux est orné et ordonné en proportion de la dignité de chacun (17). Ils possèdent leur royaume en une paix véritable ; et ils sont engloutis dans l'abîme de la simplicité. C'est là le sommet du royaume dans la béatitude éternelle, et ce royaume ressemble ainsi au ciel supérieur, qui est une pure et simple clarté, source immobile et principe de tous les êtres corporels, royaume créé et corporel de Dieu et de tous ses saints.

     Telles sont les voies droites par lesquelles le Seigneur a ramené le juste, au-dessus de tout chemin, dans un éternel silence. Et c'est la quatrième des cinq principales considérations formulées par le Sage (18).
 

CHAPITRE XXXVI.

COMMENT ON PEUT POSSÉDER LE DON DE SAGESSE.

     Afin que l'homme puisse posséder ce don sublime dans toute sa perfection
il doit être pénétré intérieurement
d'un amour sans mesure
et tout inondé de saveur divine ;
il lui faut une considération claire
dans les œuvres qui prennent leur source
à l'abîme de simplicité.
De là naît l'admiration
des dons multiples
et de la richesse incompréhensible.
L'admiration fait soupirer
et s'attacher par le désir
à la haute jouissance.
Ainsi l'homme doit fixer son regard,
afin d'assouvir ses désirs
au-dessus de toute activité.
L'amour sans mesure
s'enflamme en tout son être
dans la fournaise de l'unité.
De là vient liquéfaction
et entière immersion
dans les délices de la jouissance.
L'homme pénètre ainsi tout entier
et s'engloutit dans l'essence sans modes,
comme en un désert d'obscurité.
Là plus ni recevoir ni donner,
ni exercice d'amour ;
c'est pure et absolue simplicité.

Mais il faut encore vous faire connaître
ce qui fait tort et met obstacle
à la sagesse savoureuse.
Contempler sans prendre garde
aux œuvres qui doivent en découler,
cela empêche le goût divin.
Ceux qui n'ont pas d'admiration
possèdent moins le désir
qui naît de l'impatience amoureuse.
Et l'amour sans mesure
les brûle d'autant moins
au plus intime du royaume de l'âme.
Tendre son regard vers ce qui est simple
sans ressentir l'ardeur d'amour,
cela empêche la haute pureté.
 

Je veux encore vous révéler
ce qui cause la ruine
et la perte de la béatitude :
Il y a des gens ignorants et aveugles
qui errent çà et là,
à la recherche de satisfactions étrangères.
Ils regardent et considèrent
de misérables et pauvres gains,
et prennent leur repos dans ce qui est vil.
C'est un amour pervers
qui affole leurs sens malheureux,
et aveugle la raison humaine.
Poursuivant un goût étranger,
ils ne sauraient atteindre ce lieu
où coulent les délices d'éternité.
C'est donc un grand empêchement
pour recevoir la clarté éternelle
que de vivre sans pureté.
 

(1) mémoire doit être prise dans tout ce chapitre au sens indiqué plus haut, lorsqu'il a été question de la voie de lumière naturelle, au chapitre V. C'est non point la mémoire en tant que faculté sensible, mais la mémoire élevée, consi-dérée par Ruysbroeck comme la faculté la plus haute de l'âme.
(2) L'expression employée par Ruysbroeck die vonke dersielen, que nous traduisons par l'étincelle de l'âme, se retrouve
au Miroir du Salut éternel, c. VIII, et aux Noces spirituelles, I, c. I. Dans ce dernier traité, l'expression est prise au sens strict et désigne une tendance naturelle de l'esprit vers Dieu et vers le bien. Mais ici et au passage indiqué du Miroir, le sens est plus général et l'étincelle de l'âme doit être entendue de la région même où s'exerce la tendance naturelle vers le bien. C'est là que se fait sentir la touche divine dont il est question ici. Ruysbroeck suit de nouveau la doctrine de saint Bonnaventure (in Sentent. 1. II, dist. XXXIX, q. 2, a. 2) qui fait de la synderesis ou scintilla un habitus de la volonté, tan-dis que saint Thomas identifie d'une part la scintilla avec la nature intelligente de l'homme, en son point culminant (in Sentent. 1. II, dist. XXXIX, q. 3, a. s) et d'autre part avec la synderesis, habitus naturel de l'homme à connaître les premiers principes des choses à faire, ce qui est à peu près la conception de Ruysbroeck dans le Livre des noces spirituelles (cf. S. Thomas, de Veritate, quæst. XVII, a. 2, ad 3um, et Summ.theol., Ia, quæst. LXXIX, a. 12).
(3) MATTH., V, 7.
(4) La traduction littérale serait : totus unus Filius. Il est possible que Surius ait eu un texte différent de celui des cinq manuscrits qui ont servi pour l'édition flamande de David. La traduction latine donne, en effet, une phrase entière qui ne se trouve pas dans le texte original : « Est enim in Patre tanquam in proprio sempiternoque fonte, a quo immanens sive in illo se permanens egreditur, et absque egressione orilur ; et tamen unus idemque Filius est. » Cf. SURIUS, D. J. Rusbrochii opera, edit. 1609, p. 565.
(5) Le Christ, néanmoins, a toujours possédé a vision béatifique, mais son corps n'a été glorifié qu'après sa résurrection
(6) L'auteur fait allusion au système planétaire des anciens, spécialement des Égyptiens, pour qui chacune des vingt-quatre heures du jour était consacrée à l'une des sept planètes. Les heures successives étaient ainsi mises en correspondance avec les planètes disposées dans l'ordre de leurs distances supposées ; de sorte que la première heure de chaque jour se trouvait consacrée à une planète, suivant un ordre régulier qui revenait toujours le même dans chaque période de sept jours : Saturne, le Soleil, la Lune, Mars, Mercure, Jupiter et Vénus. Les jours correspondants en ont reçu leurs noms respectifs.
(7) La planète Saturne était rangée au moyen âge parmi les astra malefica.
(8) On peut rapprocher ceci de ce qui a été dit au chapitre V, de l'essence de l'âme. La même doctrine est développée au livre II, de l'Ornement des noces spirituelles.
(9) D'après la théorie scolastique, l'essence de la béatitude consiste dans la possession de Dieu vu face à face. Cette vision béatifique s'adresse premièrement à l'intelligence, mais la volonté y trouve son repos à cause de la présence même de l'objet aimé. (Cf. S. THOMAS. Summ. theol., la IIæ, quæst. IV, art. 3.) Ruysbroeck se sert des mêmes principes pour expliquer comment l'âme parvenue à l'état qu'il décrit jouit d'un véritable apaisement.
(10) Le terme d'information est emprunté à la philosophie scolastique, qui considère la forme comme la cause première constituant les êtres dans leur perfection. Appliqué à Dieu, ce terme doit signifier dans l'esprit de notre auteur que les personnes sont parfaites en tant qu'elles possèdent la nature divine désignée ici sous le nom de lumière simple. Mais le même terme ne saurait être ici appliqué rigoureusement à la créa-ture, car Dieu ne peut jamais s'unir à elle comme une forme qui l'amènerait à la perfection.
(11) MATTH., V, 7.
(12) C'est l'union sans différence dont il sera question au chap. XII du Livre de la plus haute vérité
(13) Pour comprendre cette phrase, il faut la comparer avec ce qui a été dit un peu plus haut : « La jouissance de Dieu est prise dans l'essence sans modes où la lumière n'a point d'action : mais en tant qu'il contemple et regarde fixement, la lumière ne cesse jamais. » Le don d'intelligence dont parle ici Ruys-broeck se rapporte à cette contemplation continue, tandis que le don de conseil s'arrête à la jouissance.
(14) MATTH., V, 8.
(15) Il faut peser avec soin l'expression qui est contenue dans cette phrase afin d'éviter l'accusation de panthéisme. Ruysbroeck ne veut pas dire que les esprits deviennent une seule essence avec Dieu, mais qu'ils lui sont tellement unis qu'ils ne considèrent rien autre chose que la simple unité, où ils sort comme plongés.
(16) MATTH., V, .
(17) Saint Augustin appelait déjà la paix : tranquillitas ordinis. Cf. S. THOMAS, Summ., theol., IIa IIæ, quæst. XLV, a. 6.
(18) Cf. Prologue,

CHAPITRE XXXVII.
 

DES CINQ ROYAUMES DE DIEU.
PREMIÈREMENT DU ROYAUME SENSIBLE
ET DU DERNIER JUGEMENT.
 

     La cinquième et dernière considération formulée par le Sage est celle-ci : Et il lui a montré le royaume de Dieu. Lorsque l'homme est entré en possession des dons divins selon toute leur excellence, le royaume de Dieu lui est montré de cinq manières : c'est d'abord un royaume extérieur et sensible ; puis un royaume naturel ; ensuite le royaume des Écritures ; le royaume de la grâce qui est au-dessus des Écritures et au-dessus de la nature ; enfin le royaume de Dieu par excellence qui est Dieu lui-même, au-dessus de la grâce et de la gloire. Connaître ces divers royaumes d'une façon bien claire, c'est posséder une vie commune (1).

     Au commencement de ce livre, on a décrit le royau-me extérieur et sensible, avec les quatre éléments et les trois cieux, ainsi que la manière dont Dieu l'a orné. Mais je dois vous dire maintenant quel ornement Dieu donnera à ce royaume au dernier jour et comment il traitera les corps des hommes après la résurrection.

     À la fin des temps, le feu pénétrera, engloutira et consumera tout ce qui est sur la terre. Ce feu sera de quatre sortes : le feu infernal, le feu purifiant, le feu élémentaire et le feu matériel. Le feu infernal brûlera les âmes des damnés ; le feu purifiant effacera chez les bons les fautes vénielles et toutes dettes ; le feu élémentaire purifiera, renouvellera et rendra subtils les éléments ; le feu matériel réduira en poussière les corps humains et tout ce qui est sur la terre. Ensuite, sans intervalle, le Christ apparaîtra comme le juge du monde entier ; il commandera à tous les hommes de se lever, et de venir en corps et en âme au jugement. Et ce jour-là, par la puissance de Dieu, les âmes et les corps seront réunis. Les bons resplendiront de clarté, et les damnés seront tout couverts de honte. Le jugement aura lieu dans la vallée de Josaphat, parce qu'elle est au milieu de la terre, et que ce lieu est connu de tous les hommes, le Christ ayant souffert et étant mort dans le voisinage.

     Le Seigneur se tiendra sur les nuées, entouré de tous les saints, tandis que les pécheurs seront retenus sur la terre par leur propre poids. Aux damnés il dira : « Allez maudits, au feu éternel (2), » ce qui est une parole terrible ; et aux bons : « Venez les bénis de mon Père, possédez le royaume qu'il vous a préparé depuis le commencement du monde (3). » Et il y aura là parole aimable et douce à entendre, propre à exciter l'action de grâces et la louange pour l'éternité, à cause de cette merveille qui consiste à avoir été élus avant que d'être créés.

     Aussitôt le jugement rendu et les damnés précipités dans le fond de l'enfer, le ciel et la terre seront renouvelés ; car le feu sera si puissant qu'il consumera tout ce qui est sur la terre jusqu'à le réduire en poussière. Ainsi Dieu, par le moyen du feu, renouvellera les éléments en clarté et il les rendra subtils, leur donnant une forme plus belle qu'ils n'avaient auparavant. Car ces éléments ont été souillés par les péchés des hommes et ils doivent être purifiés par le feu. D'autre part, parce qu'ils ont servi aux bons, ils doivent recevoir comme récompense la clarté et la subtilité. Il faut enfin que le monde participe d'une certaine manière à la condition des corps glorifiés, et que les hommes puissent contempler avec leurs sens la beauté du ciel et de la terre. Les grands corps célestes sont purs et sans mélange, parce qu'ils sont très loin de la terre, et ils ne réclament pas de transformation ; mais ils deviendront immobiles et recevront une clarté plus grande, ce qui sera leur transition et leur renouvellement.

     Le soleil se tiendra à l'orient et la lune à l'occident, comme au moment de leur création. Quant au ciel et aux planètes, Dieu les a créés pour servir aux hommes de deux manières : le mouvement et l'influence du ciel ont une part dans la génération, la vie et la croissance des hommes et des créatures corporelles. C'est pourquoi le ciel se reposera, car nulle créature ne sera plus mortelle, mais glorieuse. En second lieu, le ciel a été créé à cause de sa beauté et de sa clarté qui augmenteront alors de mille manières. La terre sera brillante comme un cristal et plane comme la paume de la main humaine. Les eaux seront plus pures et plus claires qu'auparavant, et elles demeureront dans la même forme et la même substance. L'air resplendira d'une grande lumière, car le soleil et la lune et toutes les étoiles auront sept fois plus de clarté qu'ils n'en ont actuellement. On ne verra plus de nuages, de grêle ni de pluie, de vent, d'éclairs ni de tonnerre. Il n'y aura plus de nuit, mais un jour éternel et une clarté sans fin au ciel et sur la terre. L'obscurité de l'air et la lourdeur de la terre, le froid des eaux et l'ardeur brûlante du feu, tout cela descendra ensemble dans l'enfer. Mais la transparence des eaux et de l'air, ainsi que la clarté du feu demeureront chacune plus brillantes dans leurs sphères. C'est ainsi que ciel et terre passeront mais sans périr et seront renouvelés en une forme beaucoup plus parfaite. Tel est le royaume extérieur et sensible de Dieu et de tous ses saints, celui que les hommes revêtus de leurs corps glorieux pos-sèderont pour leur joie éternelle.
 

CHAPITRE XXXVIII.

DE QUATRE DONS DES CORPS GLORIEUX.

     L'âme séparée d'un corps mortel, lourd et encombrant, possède dès lors une existence plus parfaite. Mais quand ce même corps sera devenu glorieux, il ne lui causera plus ni embarras ni peine, et ne lui donnera qu'allégresse et joie éternelles. Pour qu'il en soit ainsi et pour que l'âme ne puisse être gênée en sa béatitude, quatre dons seront l'apanage des corps glorieux.

     Le premier de ces dons est la clarté. Dans les corps des bienheureux l'élément de l'eau sera glorifié : de là leur clarté et leur transparence. L'âme toute brillante et glorieuse, ayant repris possession de son corps, le fera participer à sa propre lumière, et ainsi devenu transparent et tout rempli de gloire, celui-ci sera sept fois plus lumineux que le soleil. Mais tous ne seront point semblables, car plus l'âme sera noble et brillante, plus son corps sera revêtu de clarté. De même, en effet, qu'une étoile brille plus qu'une autre au firmament, de même y aura-t-il distinction entre les corps glorieux dans la vie éternelle. Les enfants qui meurent avant d'arriver à la raison auront une clarté semblable à celle de la lune ; car leur lumière ne peut être d'eux-mêmes, ni le fait de leurs œuvres propres, mais ils la recevront du Christ, qui, comme un glorieux soleil, leur communiquera sa clarté par les mérites de sa mort.

     Le deuxième don des corps glorieux est l'impassibilité, qui vient de ce que l'élément de la terre étant glorifié en eux, ils sont fortifiés et affermis de telle sorte qu'ils ne peuvent plus souffrir. D'autre part, les éléments n'étant plus contraires, ni entre eux ni au sein de l'homme, le corps sera délivré de toute souffrance. Et parce que l'âme glorieuse possédera son propre corps dans la béatitude, celui-ci ne pourra plus souffrir d'aucune chose. Lorsqu’Adam n'avait pas encore commis le péché, il ne souffrait ni ne pouvait souffrir ; ce n'est qu'après son péché qu'il devint capable de souffrance, comme le fait l'a bien montré. Les enfants morts sans baptême, qui n'ont jamais commis de péché, ne souffrent pas dans le voisinage de l'enfer ; mais ce n'est pas à cause de leurs mérites, car ils ne possèdent pas la béatitude, c'est un pur effet de la miséricorde de Dieu. Les corps glorieux des saints au contraire seraient-ils en enfer, dans les entrailles de la terre ou dans le fond de la mer, qu'ils n'en ressentiraient nulle souffrance.

     Le troisième don qui orne les corps glorieux est la subtilité. L'élément du feu est glorifié en eux, et il les rend si subtils qu'aucun obstacle ne saurait leur être opposé. Une âme toute remplie de noblesse, en effet, doit posséder un corps parfaitement subtil et qui, ayant perdu toute lourdeur, lui soit uni comme un trophée de victoire.

     Le quatrième don des corps glorieux est l'agilité, qui provient de ce que l'élément de l'air reçoit en eux la gloire qui lui est propre. Rien dès lors ne pourra alourdir le corps revêtu de gloire, et l'âme glorieuse se transportera sans peine et en un clin d'œil avec son corps là où elle voudra. Il y aura cependant toujours distinction de clarté et d'agilité entre les âmes.

    Tels sont donc les dons que posséderont les corps glorieux, après la résurrection.

     Le Christ a déjà manifesté ces dons en son corps mortel. Il a montré sa clarté lors de la Transfiguration ; son impassibilité, lorsque le jeudi-Saint il s'est donné lui-même en nourriture, avec des paroles de grande tendresse, sans avoir nullement à souffrir ; sa subtilité, en sa naissance, qui laissa intacte la virginité de sa mère ; son agilité enfin, lorsqu'il marcha sur les eaux.

     Il y aura encore, dans le royaume de Dieu, une joie singulière, pour les corps glorieux, à voir et à entendre. Ils verront, en effet, de leurs yeux de chair le Christ et Marie sa sainte Mère dans leur gloire, ainsi que tous les saints glorifiés et remplis de délices. Ils pourront aussi contempler la beauté et la grande clarté du ciel et de tous les éléments. Puis en un instant, ils pourront parcourir le ciel et la terre, et revenir au ciel. Ils loueront Dieu et le chanteront de tout leur pouvoir, et cette glorieuse mélodie sera bien douce à entendre ; ils s'y adonneront durant toute l'éternité. La gloire des âmes rejaillira et se répandra jusque dans leurs puissances corporelles et dans les sens. Il y aura là quelque chose de si grand que nous ne pouvons encore le comprendre, et ces délices dureront sans cesse pendant toute l'éternité.

     Tel est le royaume de Dieu extérieur et sensible, et ce qu'il y a de moins élevé dans la gloire. L'homme en a révélation, selon la manière indiquée, afin qu'il y aspire et qu'il pratique noblement les vertus.
 

     CHAPITRE XXXIX.

DU ROYAUME NATUREL DE DIEU.

     Il y a une révélation du royaume de Dieu qui se fait d'une façon naturelle, mais qui est réservée à ceux qui l'aiment. Ni la grâce ni la gloire, en effet, ne suppriment la lumière naturelle, mais elles la rendent seulement plus claire. Lorsque sa nature n'est pas encombrée par les images du péché, l'homme peut reconnaître par lui-même que le ciel, la terre et toute créature ordonnée à la gloire de Dieu et à l'utilité de tous lui sont motifs de louer et de servir Dieu avec toutes choses et en elles. Cette louange et ce service constituent le royaume caché, que Dieu révèle par la simple lumière de la nature, mais qu'il cache à ceux qui lui sont étrangers, quoiqu'ils soient éclairés de cette même lumière. Ainsi peut-on connaître encore d'une manière naturelle l'ordre qui règne dans les puissances de l'âme et dans les sens, à l'extérieur et à l'intérieur, ainsi que l'ordonnance de toutes les créatures. C'est là ce qu'on appelle un royaume naturel, composé de toutes les créatures que Dieu possède comme son bien propre ; et ce royaume est révélé aux hommes dont nous parlons. Sans doute, il peut être connu sans le secours de la grâce de Dieu et en dehors de tout mérite, mais ceux qui aiment Dieu ne peuvent contempler ses œuvres sans le louer et pour cela ils auront récompense.
 

CHAPITRE XL.

DU ROYAUME DES ÉCRITURES.
 

     Le royaume de Dieu est encore révélé aux hommes de vertu insigne dans les Écritures, par l'enseignement du Christ et des saints, et par les exemples qu'ils nous ont laissés, afin qu'en les suivant, nous puissions acquérir ce qu'ils possèdent. Celui à qui Dieu révèle ce royaume possède l'intelligence des Écritures ; cependant il peut bien n'en pas comprendre tous les sens subtils, ce qui d'ailleurs n'est aucunement nécessaire. Mais il comprend ce qui éloigne de Dieu et ce qui y conduit, et il connaît ainsi toute vérité, puisque là est renfermée la science de tout ce qui est vertu et vice. De plus, il sait reconnaître la voix des étrangers qui, déguisés en pasteurs, ne sont que des voleurs et des meurtriers. Ceux-là expliquent les Écritures autrement que les saints et ils ne vivent pas comme eux. Ils détournent de la vertu et recherchent plus leur avantage temporel que le bien de ceux qu'ils conduisent : ce sont des étrangers et non des pasteurs. Mais tout ce que contient ce royaume sera pleinement accompli par Dieu et par les justes ; pas une syllabe n'en sera omise, qu'il s'agisse de paroles, d'œuvres ou de vertus.

     Tel est le royaume des Écritures que nous devons réaliser d'une façon parfaite, car il est émané du Saint-Esprit, par l'intermédiaire du Christ et de ses saints. L'Écriture passera, mais la vérité demeurera éternellement. Sans doute des hommes instruits et habiles peuvent expliquer avec clarté les Écritures, à cause de l'abondance des textes, et en mettant en œuvre la subtilité de leur esprit et les longs exercices pratiqués aux écoles, tout cela en dehors même de la grâce de Dieu ; mais ils ne sauraient sans l'amour divin goûter le fruit et la douceur qui y sont cachés. Aussi y a-t-il une révélation spéciale du royaume des Écritures faite à ceux qui aiment, afin qu'ils puissent vivre en conformité avec les enseignements sacrés et en goûter la douceur et le fruit, dans le temps et dans l'éternité. Car vertu et joie intérieures, espérance de la vie éternelle, c'est tout le royaume de Dieu caché dans les Écritures et révélé aux esprits aimants. Nulle puissance ni subtilité, en dehors de la grâce de Dieu, n'en peut faire goûter la douceur à ceux qui demeurent au dehors.
 

CHAPITRE XLI.

DU ROYAUME DE LA GRÂCE ET DE LA GLOIRE.
 

     La quatrième révélation du royaume de Dieu est faite aux âmes nobles dans la lumière de la grâce ou de la gloire. Elle dépasse les données des sens et de la lumière naturelle, ainsi que tout ce qu'on peut apprendre dans l'Écriture, sans être cependant jamais contraire aux enseignements sacrés. En effet, les biens et les délices que Dieu révèle à ses amis dans cette lumière, l'Écriture ne peut nous les traduire ; nul ne saurait les décrire d'une façon claire et parfaite comme Dieu les montre aux esprits aimants. Le royaume ainsi manifesté à ceux qui aiment, c'est le fruit et la saveur de toutes les vertus, aliment des anges, des bienheureux et de tous les justes.

     Parmi ceux qui accomplissent des œuvres vertueuses, il y en a beaucoup qui n'ont point de vertu réelle, c'est-à-dire d'amour divin, aussi ne peuvent-ils goûter le fruit des vertus. D'autres agissent sous l'influence de la charité et de l'amour de Dieu, mais ils ne sont pas assez éclairés pour pouvoir goûter le fruit de la manière que nous avons dit. Or ceux qui veulent con-naître le royaume dont nous parlons et goûter son fruit ne le pourront que si Dieu les établit au centre du royaume de leur âme, au sommet de leur esprit ; c'est-à-dire qu'ils devront adhérer à la superessence en demeurant dans une vie contemplative, et se répandre au-dehors par une vie active. De cette action et de cette contemplation il a déjà été parlé.
 

CHAPITRE XLII.

DE SIX FRUITS DE LA GRÂCE ET DE LA GLOIRE.
 
 

     Maintenant nous voulons parler du fruit qui est révélé dans la lumière de grâce et dans la lumière de gloire. Toutes les œuvres de vertus, en effet, et les pratiques extérieures doivent prendre fin ; mais leur fruit est destiné à être notre aliment et notre breuvage
éternellement et sans fin. Six sortes de fruits et de goûts sensibles sont révélés aux hommes dont nous avons parlé, lorsqu'ils se livrent à l'activité et ramènent leur attention vers l'extérieur, et cela soit dans la lumière de grâce, soit dans la lumière de gloire ; mais ils ne goûtent ni ne sentent de même façon dans la grâce et dans la gloire.

     Le premier fruit et le premier goût que l'on doit avoir pour aller au ciel, et que possèdent dès maintenant tous ceux qui sont dans la béatitude avec Dieu, c'est l'humble soumission de l'esprit devant la majesté toute-puissante de Dieu. Cette humble soumission à ce qui est commandé et défendu est nécessaire à quiconque veut être bienheureux.

     Le deuxième fruit est perçu par l'homme qui se sent foncièrement généreux à se dévouer à l'extérieur, miséricordieux dans ses jugements, patient et doux dans ce qu'il doit supporter.

     Le troisième fruit consiste à ressentir en soi-même et à apercevoir comme faisant partie de soi la sou-mission humble et docile, ainsi que la générosité et une douce patience.

     Ce sont là les fruits de la vie active.

     Le quatrième fruit est un amour élevé et sensible pour Dieu, où entrent l'âme, le cœur et toutes les puissances. C'est aussi un désir ardent de procurer à Dieu louange et honneur de tout son pouvoir, exté-rieurement et intérieurement, en s'unissant à toutes les créatures qui ont été ordonnées à cette fin. Ce désir part du plus intime du cœur et lorsqu'il n'est pas réalisé, l'homme en ressent une douleur qu'il ne peut oublier.

     Le cinquième fruit du royaume éternel est un amour sensible et impatient qui reçoit sans cesse la touche d'en haut et aspire toujours à l'union avec celui qu'il aime. Cet amour s'adonne constamment à la pratique de toutes les vertus, car c'est là sa noblesse propre.

      Le sixième fruit consiste en une claire contemplation de tous les autres fruits et une considération attentive de tout ce qui est ressenti. Celui qui le possède contemple dès lors le royaume sensible, tel qu'il est maintenant, et tel qu'il sera dans l'éternité. Il contemple le royaume naturel, tel que Dieu l'a créé et orné, naturellement et surnaturellement, et il voit la beauté dont il sera glorifié. Il admire comment tous les anges brillants de gloire et tous les saints vont et viennent dans le perpétuel mouvement de la louange divine. Il contemple encore, dans sa souveraine libéralité, Dieu cause première de toute vertu et de tout bon sentiment, et qui se répand lui-même avec tous ses dons. Tout cela rend l'homme impatient de ressembler à Dieu et de lui être uni dans une jouissance éternelle.

     Tels sont les fruits de la vie affective.
 

CHAPITRE XLIII.

DU ROYAUME QUI EST DIEU LUI-MÊME.
 

     Il y a une cinquième révélation du royaume de Dieu qui est faite à ceux qui l'aiment, au-dessus de toute lumière créée, dans une lumière divine qui échappe à toute mesure. Cela se passe au-dessus de la raison, dans l'esprit qui se recueille en la superessence de Dieu. Là l'homme reçoit un triple fruit qui consiste en une clarté sans mesure, un amour incompréhensible et une jouissance divine.

     Le premier fruit, la clarté sans mesure, est la cause d'où procède toute clarté dans la contemplation comme dans l'action. L'intelligence se délecte dans cette clarté jusqu'à s'y plonger essentiellement et à devenir une avec elle.

     Le second fruit qui est un amour incompréhensible se répand dans tout le royaume de l'âme et envahit chaque puissance selon toute sa capacité. L'âme se fond alors en un amour simple et essentiel ; inondée et pénétrée par la clarté et l'amour, elle parvient à une jouissance qui est le troisième fruit. Cette jouissance est si immense que Dieu lui-même y est comme englouti avec tous les bienheureux et les hommes élevés dont nous parlons, en une absence de modes qui est un non-savoir et une perte éternelle de soi. Mais dans cette absorption, au fond même de cette perte éternelle, se trouve la suprême saveur.

     L'homme élevé à cet état sera au service de tout le monde (4). Il possédera son âme comme un roi possède son royaume. Son esprit s'inclinera sans cesse vers toute vertu, de manière à porter la parfaite ressemblance de Dieu, qui dans son unité féconde se répand toujours selon la distinction des personnes divines et comble de ses dons les créatures conformément à tous leurs besoins. Sans cesse aussi cet homme adhérera à Dieu essentiellement en son esprit, afin d'être transformé et transfiguré en la clarté infinie, semblable aux divines personnes qui à tout moment adhèrent à l'essence infinie et sont inondées de jouissance, mais qui éternellement émanent et opèrent selon leurs distinctions personnelles dans la nature féconde. Ainsi élevé, l'homme se tiendra dans la partie supérieure de son esprit, entre l'essence et les puissances, c'est-à-dire entre la jouissance et l'action ; toujours il adhérera essentiellement à Dieu en se plongeant dans la jouissance ; et en s'abîmant dans son néant, il s'engloutira dans la ténèbre de la divinité. C'est la béatitude de Dieu et de tous les esprits supérieurs. Ainsi l'homme est-il transformé de clarté en clarté, c'est-à-dire de la clarté créée en la clarté incréée, par le moyen de son image éternelle qui est la Sagesse du Père. Cette Sagesse est l'image et l'exemplaire de toutes les créatures, car c'est en cette image que vivent toutes choses corporelles et spirituelles. C'est aussi par l'intermédiaire de cette même image que toutes les créatures sont mises dans leur être créé et reçoivent une ressemblance avec Dieu. Mais l'homme de vertu insigne et dévoué à tous occupe le sommet de la ressemblance. Comme Dieu, en effet, se répand avec tous ses dons, lui-même s'adonne à toute vertu, demeurant toujours cependant attaché à l'éternelle jouissance et étant un avec Dieu au-dessus de tous les dons.

     Tel est l'homme éclairé et universellement dévoué pour sa plus grande noblesse.

Puissions-nous atteindre ce degré
et que rien n'y manque !
Pour cela nous aide la Sainte-Trinité !
Amen.

Ci finit le livre, qui se nomme le Royaume des amants, de Maître jean Ruysbroeck.

 
 

(1) L'auteur donne le nom de vie commune (ghemeine leven) au plus haut degré de la vie spirituelle, où le dévouement à autrui se joint à la contemplation, sans en gêner l'exercice. Ceux qui possèdent ce degré sont sans cesse adonnés à Dieu et cependant ils demeurent à la disposition de tous, prêts à rendre les services qui leur sont demandés.
(2) MATTH., XXV, 41.
(3) Ibid., 34.
(4) Ruysbroeck emploie de nouveau l'expression ghemeine, qu'on devrait traduire littéralement par : un homme commun. Le sens en a été expliqué plus haut à l'occasion de ce que l'auteur appelle vie commune.
 
 
 

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