INTRODUCTION au livre du Royaume des amants de Dieu
et au Tome 2 de ses oeuvres
Le Royaume des amants de Dieu (1), dont la
traduction occupe la plus grande partie de ce second volume des Œuvres
de Ruysbroeck, compte parmi les plus importants écrits du mystique
admirable. Pomerius l'a mis en tête de sa liste (2) et, au témoignage
du chartreux Maître Gérard, c'est, en effet, le premier qui
ait été composé par le saint prieur de Groenendael.
Gérard était bien renseigné, nous le savons, sur tout
ce qui avait trait aux ouvrages de son voisin et ami, et nous pouvons le
croire sur parole. Son zèle enthousiaste lui avait fait transcrire
tout ce qu'il avait pu recueillir d'une doctrine qui le ravissait.
Mais certains passages lui paraissaient difficiles
à comprendre et il résolut d'en demander explication à
l'auteur lui-même: « je m'enhardis, rapporte-t-il, et, avec
quelques-uns de nos frères, nous envoyâmes vers Maître
Jean afin de nous faire éclairer par lui-même touchant quelques
passages élevés que nous trouvions dans ses livres. Il y
avait surtout dans son premier ouvrage, où il parle tout au long
du don de conseil, beaucoup de choses qui nous arrêtaient. Nous le
priâmes donc de bien vouloir venir vers nous. Dans sa grande bonté
et malgré la gêne que cela devait lui causer, il fit à
pied les cinq grands milles qui le séparaient de nous (3). »
Au cours des conversations qu'eurent ensemble les
deux religieux, Maître Gérard exposa à Ruysbroeck les
difficultés qu'il rencontrait en particulier dans le Royaume des
amants. L'auteur parut alors étonné que ce traité
fût parvenu à la connaissance des chartreux, car il ne l'avait
pas destiné à une publicité immédiate. Comme
Maître Gérard proposait de le lui rendre, il répondit
qu'il ferait un autre livre afin d'expliquer les passages difficiles du
premier, et telle fut l'occasion du Livre de la plus haute vérité
(4).
Nous avons tenu à rapporter ce témoignage,
qui nous permet de fixer approximativement la date de composition des deux
traités. D'après Pomerius, en effet, Ruysbroeck aurait commencé
à écrire pour réfuter les erreurs de l'impie Bloemardinne,
dès avant sa retraite à Groenendael, alors qu'il était
encore chapelain de Sainte-Gudule à Bruxelles. Or, tous conviennent
que le Royaume des amants est le premier de ses ouvrages, de sorte qu'il
nous est possible de le dater d'avant 1343, peut-être même
des environs de l'année 1330. Ce fait est intéressant parce
qu'il nous aide à comprendre comment l'auteur a pu, dans la suite,
donner des précisions nouvelles à un langage encore imparfaitement
fixé lorsqu'il avait pris la plume pour la première fois.
Quant au Livre de la plus haute vérité,
il appartient au contraire aux dernières années de la vie
de Ruysbroeck, ainsi que le donne à entendre Maître Gérard
dans le passage cité plus haut. Pomerius et l'auteur anonyme du
Traité sur les œuvres et la doctrine de Jean Ruysbroeck (5) s'accordent
aussi à ranger cet ouvrage parmi les tout derniers de l'auteur.
Le but du Royaume des amants de Dieu semble
bien avoir été de réfuter les faux mystiques et en
particulier Bloemardinne et les tenants de la secte du libre esprit. Cependant
l'auteur n'a point donné à son travail une forme polémique,
et c'est en indiquant les vraies voies par lesquelles on va à Dieu
qu'il a combattu indirectement les rêveries dangereuses de plusieurs
de ses contemporains. Son intention a donc été surtout de
donner au grand public un enseignement solide sur la doctrine mystique.
Et alors même qu'il traite d'une façon fort élevée
des dons de conseil et d'intelligence, on aurait tort de croire qu'il ne
s'adresse qu'à une élite et que ces hauts états d'âme
regardent seulement quelques esprits privilégiés. Il faut
se souvenir, en effet, que le XIIIè et le XIVè siècle
furent marqués par une tendance mystique très prononcée
jusque parmi les simples chrétiens, et c'est ce qui explique la
grande efflorescence d'écrits de ce genre publiés en ce temps
et au siècle suivant.
Ruysbroeck souhaitait-il cependant que son
livre se répandît aussitôt? Il est permis d'en douter,
d'après ce que rapporte le chartreux Gérard. Sans doute,
il l'avait tout d'abord composé pour le faire lire par tous, ainsi
que le donne à penser la forme rimée qui revient régulièrement,
comme pour mieux graver l'enseignement dans la mémoire des gens
peu instruits. Mais à la réflexion, l'auteur dut comprendre
qu'il avait donné un cadre incomplet à sa théorie
de la vie spirituelle, en mettant celle-ci tout entière en relation
avec les dons du Saint Esprit. C'est sans doute ce qui l'amena à
reprendre son travail, et, selon l'opinion du P. Van Mierlo (6), il composa
le livre des Noces spirituelles afin de mettre au point la doctrine ébauchée
dans le Royaume des amants. Le rôle attribué aux dons du Saint
Esprit y est quelque peu modifié, bien que demeurant prépondérant
dans l'œuvre de l'avancement spirituel.
D'après le texte de l'Écriture
qui a servi de cadre au Royaume des amants, on pourrait résumer
tout ce livre en deux mots : il s'agit des voies par lesquelles on retourne
vers Dieu afin d'entrer dans son royaume. Le passage de la Sagesse : Justum
deduxit Dominus per vias rectas et ostendit illi regnum Dei (7) a été,
en effet, interprété par notre auteur en ce sens: Le Seigneur
a ramené le juste par des voies droites et il lui a montré
le royaume de Dieu. Les différentes incises de cette phrase ont
servi à diviser tout le traité. Nous retrouverons ce procédé
de composition dans les Noces spirituelles et le Tabernacle. Ilétait
d'ailleurs fréquemment usité au moyen âge et saint
Thomas ainsi que saint Bonaventure ont divisé de même façon
leurs commentaires sur le Livre des sentences.
*
* *
Toute la théologie de Ruysbroeck
est déjà en germe dans son livre du Royaume des amants et
on peut la réduire à deux idées générales
: 1° Nous venons de Dieu, et 2° nous retournons vers lui (8). Il
ne sera pas inutile d'en retracer ici les grandes lignes.
Tout d'abord, c'est de notre origine qu'il
est question, et elle est envisagée sous un double aspect : 1°
de toute éternité nous avons été présents
à la pensée de Dieu, comme en l'archétype et la cause
exemplaire selon lesquels il nous a créés; 2° dans le
temps, nous avons été créés à son image,
et ainsi nous venons de lui, non pas émanés de sa substance,
mais créés de rien, selon l'exemplaire éternel.
Il suit de là que, selon l'essence,
et en tant que conformes à l'idée divine, nous sommes un
avec l'image éternelle et, par conséquent, avec Dieu. Mais,
selon l'existence, nous sommes créés à l'image et
à la ressemblance de Dieu, et, d'une certaine manière, un
avec lui sans intermédiaire, en tant que son image déposée
au sommet de notre âme est une avec l'image éternelle.
Tout ceci est considéré au simple
point de vue de la nature, et c'est, en effet, une pensée familière
à Ruysbroeck que l'ordre surnaturel est comme greffé par
Dieu sur l'ordre naturel. Or, dans l'ordre surnaturel il comprend non seulement
la grâce, mais la gloire, qui en est le terme. La distinction néanmoins
entre les deux ordres est toujours nettement marquée et d'une manière
toute conforme à l'enseignement scolastique. Car, s'il est dit de
l'image de Dieu que nous la possédons tous par nature « comme
une vie éternelle, en dehors de nous-mêmes avant d'être
créés (9) », il en va autrement de la ressemblance,
qui ne s'acquiert que par la grâce et l'exercice des vertus : «
Nous ne pouvons, en effet, contempler ni connaître la béatitude
qui est Dieu même par une lumière naturelle, ni par aucun
artifice ou industrie quelconque, mais seulement par la grâce divine.
C'est pourquoi Dieu nous a donné les puissances supérieures
de notre âme, afin d'y recevoir sa ressemblance, c'est-à-dire
sa grâce et ses dons, qui nous renouvellent, nous élèvent
au-dessus de la nature et nous rendent semblables à lui par l'amour
et les vertus (10). Saint Thomas, d'accord avec saint Augustin, a dit quelque
chose d'à peu près semblable lorsqu'il enseigne que l'âme
est par sa nature capable de recevoir la grâce: naturaliter gratiœ
capax, et cela parce qu'elle a été faite à l'image
de Dieu (11). Cette image doit être considérée à
un triple point de vue: 1° en tant que l'homme est doué d'une
aptitude naturelle à connaître et aimer Dieu; 2° en tant
que réellement il connaît et aime Dieu, mais d'une manière
encore imparfaite, et c'est là l'image conférée par
la grâce; 3° enfin, en tant qu'il possède connaissance
et amour d'une façon parfaite, et l'image est alors entendue selon
la similitude de gloire. La première appartient à tous les
hommes, la seconde aux justes seuls, la troisième est l'apanage
des bienheureux (12).
Ainsi donc pour passer de l'ordre naturel
à l'ordre surnaturel, il faut la toute-puissance de Dieu, et Ruysbroeck
l'établit d'une façon très nette au chapitre XIII
du Royaume des amants. Dieu intervient avec sa lumière surnaturelle,
et l'homme est alors élevé à la vie de la grâce,
qui s'exerce au moyen des trois vertus théologales et des dons du
Saint-Esprit. Dieu est auteur de la grâce, mais il la greffe chez
l'homme sur une disposition naturelle, sorte de puissance obédientielle
qu'il a déposée lui-même au fond de la nature. Il faut
s'entendre cependant sur ce terme de puissance obédientielle, qui
n'est pas prononcé textuellement par Ruysbroeck, mais dont le contenu
est certainement impliqué dans sa doctrine. On l'y rencontre sous
deux aspects : 1° comme aptitude des puissances supérieures
de l'âme à recevoir l'action divine (13); 2° sous forme
d'union à Dieu avec intermédiaire, sans intermédiaire,
et sans différence, qui se rencontre, dit Ruysbroeck, dans la nature,
dans la grâce et dans la gloire (14).
L'enseignement scolastique personnifié en
saint Thomas s'est prononcé sur cette question de la puissance obédientielle,
soit prise en général, soit entendue de l'homme en particulier.
Au sens le plus général, elle est la propriété
radicale pour toute créature d'être soumise pleinement au
gouvernement divin en tout ce qui n'implique pas contradiction (15). Mais
chez l'homme elle a une acception particulière qui se rapporte presque
exclusivement à l'intelligence, en tant que celle-ci est gouvernée
par Dieu et possède Dieu comme objet de connaissance. D'une part,
la puissance obédientielle consiste pour l'intelligence humaine
à être guidée et réglée dans ses conceptions
et ses jugements par l'intelligence divine. D'autre part, elle marque l'aptitude
de l'homme à connaître Dieu.
À ce dernier point de vue, saint Thomas
s'est demandé si une intelligence créée peut, par
ses seules forces naturelles, voir l'essence divine (16), et sa réponse
est qu'elle n'y peut aucunement prétendre. La raison qu'il en donne
est ce principe général que la connaissance de tout être
qui connaît est proportionnée à son mode d'être
naturel. Or, de tous les êtres créés on doit dire «
qu'ils ont l'être» mais non « qu'ils sont leur être
propre . À Dieu seul appartient d'être l'acte pur, c'est-à-dire
qu'il est seul l'être même subsistant. Il suit de là
qu'aucune intelligence créée ne peut avoir pour objet connaturel
de sa connaissance l'être même de Dieu. Cet objet dépasse
infiniment toute intelligence autre que celle de Dieu, parce que nulle
créature n'est son être, elle n'a qu'un être participé.
Il n'y a donc absolument que Dieu qui ait pour objet connaturel de sa connaissance
son être propre.
Quant à la connaissance humaine, elle
ne s'étend au point de vue naturel que sur les choses qui ont l'être
dans telle ou telle portion de matière individuelle. Mais cette
connaissance n'est pas limitée aux seules données du sens
et elle peut percevoir autre chose que le particulier et l'individuel.
C'est une connaissance intelligente et qui s'élève jusqu'au
monde des esprits, parce qu'elle s'acquiert au moyen d'une faculté
spirituelle. Ainsi nous pouvons connaître naturellement les choses
matérielles et individuelles, non seulement dans leur être
concret, ce qui ne serait qu'une connaissance sensible, mais aussi selon
leur être universel. Là néanmoins s'arrête le
champ ordinaire de notre intelligence. Dieu lui échappe et elle
ne pourrait jamais avoir de lui qu'une connaissance lointaine, empruntée
à ce qui est manifesté de sa puissance dans la création,
s'il n'y avait pourvu lui-même. Mais dans sa toute gratuite bonté,
Dieu est venu au secours de l'impuissance humaine, et après avoir
déposé dans notre âme la disposition naturelle, dont
il a été question plus haut et qui n'est autre que notre
faculté de connaître l'être universel, il lui a donné
par la grâce le moyen de s'élever jusqu'à la vision
de l'être par essence. Et c'est là précisément
ce qu'on appelle dans l'École la puissance obédientielle
de l'intelligence humaine.
La conception de Ruysbroeck diffère
certainement sur ce point de celle de saint Thomas, en ce sens que le premier
a donné aux facultés supérieures de l'homme un champ
plus étendu que ne le fait le second. L'union à Dieu, qui
sera consommée dans la gloire par la vision face à face,
se réalise déjà sur la terre, et la contemplation
extraordinaire donne un avant-goût des jouissances éternelles.
Pour y parvenir, il y a, selon Ruysbroeck, un travail qui consiste surtout
à dégager les facultés supérieures de tout
ce qui les empêche de s'appliquer à leur objet direct, qui
est Dieu. L'âme, en effet, est créée à l'image
de Dieu et elle porte en elle cette image qui se manifeste dans les trois
puissances supérieures, mises en relation chacune avec les personnes
de la sainte Trinité. «Ressemblance et union sont en nous
tous par nature; mais pour les pécheurs, elles demeurent cachées
dans leur propre fond sous l'épaisseur de leurs péchés
(17). Les facultés supérieures sont donc des facultés
du divin, elles sont faites pour le saisir, pourvu que, suffisamment dégagées
des choses terrestres, elles ne trouvent plus d'obstacles qui les séparent
des choses de Dieu. La puissance obédientielle, d'après notre
auteur, consistera dès lors pour ces facultés à se
laisser purifier par Dieu, et cette purification indispensable est l'œuvre
de la grâce. Dans la doctrine thomiste, au contraire, il y a incapacité
radicale des puissances seules à saisir Dieu dans son être
propre. Elles ont seulement une aptitude foncière à être
élevées jusque-là par la lumière divine. Telle
est la différence notable qui existe entre les deux enseignements.
Ruysbroeck n'est point dans le faux, puisqu'il déclare la nécessité
de la grâce pour s'appliquer à Dieu; mais saint Thomas a mieux
distingué l'ordre surnaturel de l'ordre purement naturel, et grâce
à cette distinction sa thèse est plus solide.
Néanmoins, une fois admis le point
de départ de la théorie de Ruysbroeck, il faut avouer que
nul n'a su comme lui établir sur une base philosophique tout l'édifice
de la vie contemplative. Tauler s'en rapproche, mais ses enseignements
épars à travers ses sermons sont loin d'être aussi
complets que la synthèse de Ruysbroeck. Disons enfin que, sur ce
point comme sur d'autres, notre mystique se rattache plus à saint
Bonaventure (18), et par lui à saint Augustin, qu'à saint
Thomas et à son école.
Après avoir constaté comment
Ruysbroeck entend l'ordre purement naturel, voyons de quelle manière
il introduit l'ordre surnaturel. La nature est riche de dons divins et
les facultés de l'âme sont aptes à être élevées
par la grâce, qui comme une source débordante envoie ses ruisseaux
vivifiants dans tout le domaine de l'âme. Les facultés supérieures
sont au nombre de trois : la mémoire, l'intelligence et la volonté.
À la mémoire se rapporte la nudité essentielle sans
images (19), ce par quoi l'âme ressemble au Père dans la Sainte-Trinité;
à l'intelligence correspond la raison supérieure de l'âme,
qui nous fait ressembler au Fils; à la volonté enfin s'applique
la troisième propriété appelée l'étincelle
de l'âme, qui donne la ressemblance avec le Saint Esprit. Ces trois
puissances sont élevées à l'ordre surnaturel par les
vertus théologales de foi, d'espérance et de charité,
dont Ruysbroeck n'a point cherché d'ailleurs à définir
le rôle exact, se contentant de les appeler divines. De même
n'a-t-il pas déterminé d'une façon très nette
la nature des quatre vertus morales, qu'il met en rapport avec les quatre
puissances inférieures de l'âme. Il dit seulement que la prudence
gouverne l'appétit irascible, que la tempérance sert d'ornement
à la puissance concupiscible, la justice à la puissance raisonnable
naturelle, la force enfin à la liberté naturelle de la volonté.
Dans cette énumération des puissances inférieures,
il semble que la puissance raisonnable et la libre volonté fassent
double emploi avec deux des puissances supérieures, mais Ruysbroeck
distingue une raison et une volonté inférieures, en tant
qu'elles régissent les deux appétits irascible et concupiscible,
qui sans elles seraient des puissances purement animales, l'intelligence
et la volonté proprement dites demeurant facultés supérieures
de l'âme.
Aux vertus théologales et aux vertus
morales s'ajoutent enfin les dons du Saint-Esprit considérés
comme sept ruisseaux qui s'échappent de la source vive de l'amour
incréé et par lesquels l'âme est ordonnée d'une
façon parfaite vers la vie éternelle. Il nous faudra revenir
bientôt sur cette théorie des dons du Saint-Esprit, car elle
fait le fond du Royaume des amants de Dieu.
Nous avons ainsi énuméré
tout ce qui constitue notre richesse soit naturelle, soit surnaturelle
et en même temps notre dépendance vis-à-vis de Dieu,
puisque c'est de sa munificence toute gratuite que nous tenons tous ces
dons. C'est sous cette forme qu'à tous les titres nous venons de
Dieu, mais il s'agit aussi de retourner vers lui, en se servant des biens
qu'il nous a donnés.
Le retour vers Dieu fait à ce point l'objet
principal de la théologie de Ruysbroeck, que tout ce qu'il dit de
nos origines divines s'y rapporte comme le sujet à sa fin propre.
Les dons naturels et surnaturels sont, en effet, ordonnés au retour
vers Dieu et, par conséquent, à notre béatitude éternelle.
Ce retour n'a lieu d'une façon efficace que par les voies surnaturelles,
et ce que notre auteur dit de la voie de lumière naturelle doit
s'entendre, comme nous savons, de la disposition donnée à
l'âme pour recevoir la grâce et être ainsi élevée
jusqu'à Dieu. De cette voie de lumière naturelle il est parlé
au chapitre V du Royaume des amants de Dieu et Ruysbroeck y revient de
nouveau lorsque, du ch. VII au ch. XII, il énumère les différentes
classes d'hommes qui ne se disposent pas selon leur pouvoir à recevoir
les dons surnaturels divins. Enfin au début du ch. XXVI il indique
plus clairement encore l'insuffisance de cette lumière naturelle
pour amener l'âme au Royaume. Il reste néanmoins que la nature
est toujours considérée comme étant à la base
des dons surnaturels, qui viennent s'y greffer en vertu de cette capacité
ou puissance obédientielle, dont il a été question
plus haut. Aussi Ruysbroeck pourra-t-il dire dans le Livre de la plus haute
vérité: « L'amant de Dieu, le contemplatif lui est
uni par intermédiaire, sans intermédiaire et enfin sans différence.
Ceci je le trouve dans la nature, dans la grâce et dans la gloire
(20). »
Néanmoins il s'agit bien, à
proprement parler, d'un retour tout surnaturel vers Dieu et dont l'auteur
premier est Dieu lui-même, selon le sens donné au verset de
l'Écriture Le Seigneur a ramené le juste Par des voies droites.
C'est là une conversion surnaturelle qui s'opère par la grâce
et les sacrements. Mais il faut dépasser ce premier stade, et l'homme
revêtu de la grâce sanctifiante doit désormais tendre
vers l'union.
Trois sortes d'union sont mentionnées
par Ruysbroeck : l'union par intermédiaire, l'union sans intermédiaire
et l'union sans différence, et comme il s'agit ici d'un point capital
de la théologie mystique, nous devons définir ce que l'on
doit entendre par chacun de ces trois termes.
*
* *
C'est dans le Livre de la plus haute vérité
que cette question est traitée ex professo. L'auteur n'a fait d'ailleurs
que résumer là une doctrine que l'on retrouve dans ses autres
écrits.
1° L'union par intermédiaire est
celle qui se réalise par le moyen de la grâce de Dieu et des
œuvres vertueuses qui y répondent. C'est déjà quelque
chose de très réel, tant de la part de Dieu, qui pour la
créer dans l'âme y répand sa grâce et ses dons
surnaturels, que de la part de l'homme qui répond à ces avances,
accueille les dons qui lui sont offerts et les possède comme un
bien propre. Cette union admet d'ailleurs des degrés divers et multiples,
en rapport avec la grâce reçue, les vertus et les mérites
de chacun, de même que la lumière de gloire et la récompense
de la vie éternelle auront aussi leurs degrés.
Notons encore que l'union par intermédiaire
peut s'entendre, d'une certaine façon, de l'union purement naturelle
qui se fait avec Dieu par l'intermédiaire des puissances naturelles
inférieures ou supérieures, des œuvres bonnes accomplies
par la seule nature et des vertus morales acquises. C'est ce que Ruysbroeck
appelle la voie de lumière naturelle (21).
2° L'union sans intermédiaire est
décrite dans les chapitres V à XI, après quelques
préambules où l'auteur établit comme condition préalable
aux trois modes d'union, que l'homme vive en s'appliquant aux vertus actives
et qu'il meure en faisant retour vers Dieu. Et ceci a lieu sous l'action
d'un amour assez fort pour maintenir l'homme dans l'égalité
d'âme, soit qu'il jouisse de la santé délicieuse, soit
qu'il ait à endurer le mal terrible. Si tous les justes n'y parviennent
pas, c'est qu'ils manquent de la vraie abnégation qui s'établit
dans la simplicité.
Pour définir l'union sans intermédiaire,
Ruysbroeck se sert de la comparaison de l'air tout pénétré
et baigné de la lumière du soleil, et de celle du fer tellement
saisi par l'action du feu qu'il semble ne plus faire qu'un avec lui. De
même l'âme qui se recueille intérieurement sous l'influence
de l'amour peut-elle être unie à Dieu sans autre intermédiaire
que sa raison illuminée et son amour agissant, et de là être
élevée jusqu'à l'amour essentiel, où elle est
un esprit et un même amour avec Dieu. Cette union est féconde
et donne naissance à toutes les vertus. Une touche divine s'y fait
sentir qui pénètre jusqu'aux puissances inférieures
et renouvelle sans cesse l'amour et l'exercice des vertus. En même
temps se produit un triple sentiment corporel, spirituel et divin qui mène
à une sorte d'immobilité bienheureuse ou de béatitude
superessentielle, la béatitude essentielle appartenant à
Dieu seul.
Nous trouvons ici exposée à nouveau
une doctrine familière à notre mystique, au sujet de la Sainte
Trinité éternellement active selon les personnes, et éternellement
en repos selon l'unité essentielle. Puis il montre que les âmes
vraiment intérieures et contemplatives imitent, en tant qu'unies
à Dieu, la Trinité et l'Unité divine dans son éternelle
activité et son éternel repos.
Comparée à l'union par intermédiaire
de la grâce et des vertus, l'union sans intermédiaire en diffère
en ce qu'elle n'affecte plus seulement l'âme considérée
dans son activité, mais qu'elle s'adresse à son essence même.
Aussi l'esprit possède-t-il là d'une façon surnaturelle
tout ce qu'il pouvait posséder auparavant d'une façon naturelle.
D'autre part, si l'union par intermédiaire
est quelque chose de réel et ne réside pas seulement dans
l'affection du sujet, à plus forte raison l'union sans intermédiaire
qui confère à l'esprit surnaturellement la jouissance de
l'inhabitation divine. Ruysbroeck prend bien soin cependant de faire remarquer
que l'union à Dieu sans intermédiaire n'exclut en aucune
façon la grâce divine et le retour d'amour de l'âme
vers Dieu. Est-ce à dire qu'il y ait là un nouvel intermédiaire
et que, par conséquent, l'auteur se contredise? Non, car son intention
est seulement de rappeler que l'union sans intermédiaire suppose
comme son fondement le premier mode d'union, fruit de la grâce et
des vertus.
Dieu sans doute nous confère la grâce,
les vertus infuses et les dons pour nous préparer à l'union,
mais nous devons y répondre, d'une façon active, par l'exercice
des vertus, sous l'influence de la grâce et des dons divins, et c'est
l'union par intermédiaire. Puis Dieu devenant pour l'âme l'unique
fin recherchée, il s'ensuit une adhésion mutuelle, source
pour l'âme d'une jouissance qui constitue l'union sans intermédiaire.
3° L'union sans différence fait
l'objet des chapitres XII et XIII du Livre de la plus haute vérité,
où Ruysbroeck s'efforce d'expliquer l'expression sans différence
qui avait arrêté davantage le chartreux Gérard.
L'union sans intermédiaire laissait
encore dans l'âme une tendance à aller plus avant, jusqu'à
une consommation d'union, objet de la prière du Seigneur demandant
à son Père «que ses bien-aimés soient consommés
en un, comme lui est un avec son Père en jouissance, dans l'union
du Saint-Esprit (22) .» Or, c'est cette union suprême qui est
appelée sans différence et il nous faut voir le sens exact
de cette appellation.
Tout d'abord notre auteur fait remarquer que si
cette union ne peut être connue de ceux qui se donnent entièrement
aux œuvres extérieures, elle suppose néanmoins l'activité
de l'âme et ne saurait être obtenue par ceux qui, rejetant
toute action, se livrent à l'oisiveté intérieure (23),
La raison, en effet, et la sensibilité doivent céder à
la foi et au regard attentif de la contemplation, mais elles demeurent
néanmoins en tant qu'habitudes et ne peuvent pas plus périr
que la nature humaine elle-même. D'autre part, si la contemplation
et la tendance vers Dieu doivent céder à la simple fruition,
elles demeurent elles aussi in habitu. Il y a donc une progression selon
laquelle la vie sensible se soumet à l'esprit et la vie spirituelle
adhère à Dieu sans intermédiaire, jusqu'à ce
que l'esprit devienne si plein de Dieu que, dans cette abondance, il défaille
de lui-même pour se plonger dans l'unité superessentielle,
et c'est alors l'union sans différence. Ni la nature ni ses puissances
ne sont pourtant détruites, mais il y a subordination de la nature
à la grâce et des diverses manifestations de la grâce
entre elles.
En réalité, il ne semble pas
que Ruysbroeck fasse de l'union sans différence un genre à
part d'union. C'est plutôt un mode plus élevé d'union
sans intermédiaire. Gérard l'a supposé lorsqu'il dit
dans son Prologue : «Tout d'abord cette expression sans différence
nous avait arrêté, car sans différence est synonyme
de sans aucune dissemblance, sans aucune dualité, une seule et même
chose sans distinction. Cependant il ne peut se faire que l'âme soit
tellement unie à Dieu qu'elle ne fasse plus qu'un seul être
avec lui, ainsi que l'auteur a soin de le noter lui-même en cet endroit.
La question est donc de savoir pourquoi il donne à cette troisième
union le nom d'union sans différence. Voici quelle est ma pensée
: Ayant appelé la première union par intermédiaire
et la seconde sans intermédiaire, il voulait par un troisième
nom exprimer une union plus étroite encore; mais éprouvant
quelque difficulté à rendre sa pensée, il adopta cette
expression: sans différence, parce qu'il ne trouvait pas d'autre
mot. Il chercha d'ailleurs à l'expliquer en citant les paroles du
Christ par lesquelles il demande à son Père que ses bien-aimés
soient un, comme il est un lui-même avec son Père. Or, bien
qu'il priât ainsi, le Christ ne pensait pas à cette unité
par laquelle il est avec son Père un seul être, une seule
substance qui est la divinité, car ceci est impossible; mais il
avait en vue cette unité qui consiste en ce qu'il est sans différence,
une même jouissance et béatitude avec son Père, dans
l'amour essentiel (24).»
Il parait bien clair, en effet, que Ruysbroeck
fait consister l'union dont il parle dans un acte de jouissance. Et cet
enseignement se rapproche de celui de saint Thomas.
À la Ia IIae de la Somme théologique,
question VIII, le Docteur angélique s'occupe de la fonction de l'acte
de jouissance dans les diverses opérations de la volonté,
qui pour lui sont de trois sortes: vouloir, tendre et jouir. La jouissance
est donc la fin dernière du vouloir et elle consiste dans la délectation
prise en l'objet désiré et obtenu. La jouissance complète
ne sera réalisée que par la possession de la fin dernière,
qui est Dieu, et la béatitude consistera essentiellement dans la
vision de Dieu, acte d'intelligence, mais finalement dans le repos de jouissance,
qui a son siège dans la volonté.
Quand Ruysbroeck parle de l'union sans différence,
c'est justement cette jouissance qu'il a en vue : « L'amour de Dieu,
dit-il, ne doit pas être seulement considéré comme
se répandant avec tous les biens et attirant au dedans vers l'unité,
mais, au-dessus de toute distinction, il est une jouissance essentielle,
selon l'essence nue de la divinité (25).» Et encore : «Tous
les esprits élevés se fondent et s'anéantissent par
la jouissance dans l'essence de Dieu qui est la superessence de toute essence
(26). »
Il n'y a là pas autre chose que la délectation
prise en la possession de la fin suprême obtenue. Cette fin suprême
c'est Dieu tout entier, et la vision nous le révélera dans
son Unité essentielle et dans la Trinité des personnes. Mais
le repos de notre volonté et notre jouissance viendront de la possession
de l'objet divin qui constitue notre fin dernière. Or chez Dieu
le repos de jouissance est toujours considéré par Ruysbroeck
en relation avec l'Unité essentielle, abstraction faite des opérations
divines, qui ont pour termes les personnes de la Sainte Trinité
(27). C'est ce qui lui fait dire à la suite du passage cité
plus haut que « toute clarté est ramenée aux ténèbres,
là où les trois personnes rentrent en l'unité et jouissent
sans distinction de la béatitude essentielle ». Et il ajoute
: « L'essence bienheureuse, objet souverain de jouissance pour Dieu
et tous ses bien-aimés, est si simplement simple que l'on n'y nomme
plus ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit, selon la distinction personnelle,
ni aucune créature. »
Mais il nous faut dire maintenant quel genre de
distinction est établi entre l'union sans intermédiaire et
l'union sans différence. Considérée du côté
de Dieu et objectivement l'union sans intermédiaire est, selon notre
auteur, commune à tous les justes en tant qu'enfants de Dieu; mais
tous n'en ont pas une égale conscience et tous n'y répondent
pas de la même manière. De là une distinction entre
les serviteurs fidèles, les amis secrets, et les fils cachés
(28). Les premiers sont ceux qui gardent les commandements et possèdent
la charité, mais selon une perfection commune et ordinaire. Ils
demeurent extérieurs, et bien qu'unis à Dieu par intermédiaire
et même sans intermédiaire, ils ne prennent pas conscience
de cette union et n'y donnent point réponse, ce qui ne peut se faire
que par l'application intime à Dieu.
Les amis secrets qui sont vraiment intérieurs et
éclairés donnent cette réponse à l'union sans
intermédiaire. Cependant il y a des degrés dans la manière
de coopérer à cette union, et lorsque des hommes sont non
seulement intérieurs, mais assez élevés en contemplation
pour se perdre totalement en Dieu, ils sont appelés des fils cachés.
Ces derniers font d'une façon beaucoup plus parfaite l'expérience
de l'union à Dieu sans intermédiaire; il n'y a plus entre
eux et Dieu aucune divergence, et ne voyant que lui en eux, ils sont, selon
l'expression de Ruysbroeck, unis sans différence. Ils jouissent
d'une béatitude si simple qu'ils n'aperçoivent plus, au point
de vue de la jouissance, ce qui les distingue de Dieu. Élevés
au-dessus de tous modes à la fruition sans modes, ils défaillent
d'eux-mêmes pour s'immerger dans l'abîme de la béatitude
divine, dans l'unité et béatitude essentielles, béatitude
dont jouissent sans distinction les personnes divines et où tous
les esprits aimants sont avec Dieu une seule béatitude essentielle.
Toute la distinction donc entre l'union sans intermédiaire
et l'union sans différence est du côté du sujet qui
jouit d'une union plus ou moins intime. On peut ajouter cependant que l'union
sans différence est caractérisée par une certaine
irruption de Dieu, accidentelle et transitoire, et non pas habituelle ni
permanente, que les mystiques ont coutume d'appeler le baiser de Dieu ou
l'embrassement d'union, tandis que l'union sans intermédiaire ne
comporte pas cette faveur. L'âme reçoit là un don extraordinaire
et gratuit qui la rend capable, d'une façon transitoire, de se livrer
à une très haute contemplation et à la suprême
union de fruition.
Ce qui caractérise encore, selon Ruysbroeck,
l'irruption divine de l'union sans différence, c'est une certaine
union transitoire du contemplatif avec le Verbe de Dieu, union qui sera
habituelle dans l'éternité.
On est donc bien en droit d'appeler l'union sans différence
le sommet de l'union contemplative ou de la contemplation unitive, quelque
chose comme un avant-goût de la vision intuitive et béatifique
de l'éternité. Et cette union ne peut être le fruit
que d'un don surnaturel gratuit. Lorsque l'auteur en parle, c'est toujours
comme d'une espèce suprême de la contemplation infuse, et
non pas seulement comme d'une contemplation infuse et surnaturelle ordinaire.
Cette dernière se distingue d'ailleurs elle-même de la contemplation
acquise, qui s'exerce par les propres moyens du contemplatif, quoique avec
le secours de la grâce et dans la lumière de la foi.
Enfin dans cette contemplation suprême
l'auteur distingue encore comme deux degrés, selon que le contemplatif
est mené par la voie ordinaire des dons du Saint-Esprit et parvient
ainsi au seuil de la haute vie contemplative, ou qu'il reçoit ces
dons d'une façon plus parfaite, sous l'influence d'une grâce
toute spéciale.
*
* *
Le rôle attribué aux dons du
Saint-Esprit est considérable dans la doctrine mystique de Ruysbroeck,
ainsi que l'on peut s'en rendre compte surtout dans le Royaume des amants
(ch. VI-XXXVI), mais aussi dans l'Ornement des noces spirituelles (1. II,
ch. LXIII-LXIX), dans le Tabernacle spirituel (ch. XXIV-XXXI et ch. CXII),
enfin dans les Sept degrés de l'amour (ch. VII).
La conception que s'en fait notre auteur n'apparaît
peut-être pas très clairement, car ce qu'il dit se rapporte
plus au fonctionnement psychologique des dons qu'à leur notion métaphysique.
Il ne sera donc pas inutile de rappeler brièvement l'enseignement
traditionnel de la théologie sur ce point, afin de constater ensuite
la part d'originalité de Ruysbroeck.
Déjà dans l'Ancien Testament
on voit l'influence du Saint-Esprit se manifester chez les justes sous
forme d'illuminations ou impulsions surnaturelles correspondant aux sept
dons (29). Le texte classique à ce point de vue est celui d'Isaïe,
XI, I-3, où le septénaire traditionnel apparaît pour
la première fois. Mais ce n'est pas un texte isolé et on
peut relever dans les autres livres de l'Ancien Testament plusieurs passages
où s'affirme l'influence de l'Esprit de Dieu, tant sur la connaissance
des choses divines que sur la pratique de la religion et la piété
(30). Les textes du Nouveau Testament sont plus nets encore et montrent
que dès le commencement du christianisme il y avait « une
doctrine très affirmative touchant l'influence normale, continue,
efficace du Saint-Esprit sur les âmes justes, touchant le don que
le Saint-Esprit leur fait de lui-même, de ses lumières, de
ses secours pour la lutte contre le mal, en vue de promouvoir leur sanctification
surnaturelle et d'assurer leur salut (31).»
Les témoignages des Pères grecs
et latins et des premiers théologiens scolastiques permettent de
suivre à travers les siècles l'enseignement de l'Église
sur l'existence dans les âmes justes d'une influence directe de l'Esprit-Saint,
manifestée sous sept formes principales. On y peut noter en même
temps que l'édifice théologique des dons du Saint-Esprit
se construit lentement sur le donné de la tradition positivement
révélée. Mais c'est seulement avec saint Thomas que
l'on parvient au sommet, et après lui on n'a plus guère fait
que l'interpréter plus ou moins fidèlement et heureusement.
Or, à l'avènement de ceux qu'on
peut appeler les fondateurs de la théologie systématisée
des dons, « il semble que l'on ait abouti à une opinion commune
qui, en harmonie avec les dires de saint Grégoire le Grand, faisait
des dons un groupe de vertus supérieures ». Les quatre grands
docteurs de la scolastique, Alexandre de Halès, le bienheureux Albert
le Grand, saint Bonaventure et saint Thomas, vont reprendre cette opinion
en l'établissant sur des bases définitives.
Ce qui ressort surtout de cet enseignement
nouveau, c'est une précision donnée au terme un peu vague
de vertus supérieures sous lequel on désignait jusqu'alors
les dons du Saint-Esprit. Les docteurs scolastiques se sont même
appliqués à établir la distinction qui existe entre
les vertus et les dons.
Pour saint Bonaventure (32) les dons sont
des habitus comme les vertus, mais des habitus qui perfectionnent ceux
des vertus. Si les vertus donnent le pouvoir d'agir avec rectitude (agere
recte) les dons confèrent celui d'agir avec aisance (agere expedite).
Le bienheureux Albert le Grand se rattache comme
saint Bonaventure à l'opinion d'Alexandre de Halès, qui appelle
les dons expeditiones virtutum, c'est-à-dire les souplesses des
vertus. Puis il explique qu'il ne s'agit pas précisément
pour le don de perfectionner une vertu, comme si la faculté, à
qui la vertu doit justement apporter sa perfection propre et ultime, demeurait
néanmoins imparfaite, mais il s'agit de faire disparaître
une imperfection intrinsèque à l'habitus même de la
vertu. C'est en germe la solution donnée par saint Thomas et exposée
par lui avec une netteté de doctrine qui n'a pas été
dépassée.
Chez le Docteur Angélique, en effet,
nous avons et la synthèse métaphysique qui rend compte de
l'existence et de la nature des dons, et l'analyse psychologique des opérations
de ces dons, dans leurs rapports avec les différentes vertus. C'est
la synthèse métaphysique qui nous intéresse le plus
ici et on la trouvera dans la Somme théologique (Ia IIae, q. LXVIII).
Le P. Gardeil, résumant les deux opinions
théologiques relatives à la manière dont le Saint-Esprit
nous est donné dans la charité, conclut ainsi: «
Si le Saint-Esprit n'est pas notre charité, si celle-ci a son existence
distincte et créée, elle n'en est pas moins liée à
l'opération du Saint-Esprit comme l'effet à sa cause propre
et pour ainsi dire personnelle, comme le rayon au foyer dont il émane
immédiatement... Et, selon la conception de saint Thomas, il demeure
vrai que le juste, pour rencontrer son Dieu, n'a qu'à rentrer en
soi-même et à le considérer dans son intime, à
la tête de son acte d'amour. Le don de la personne du Saint-Esprit
est tout aussi véritable que dans la première conception.
Il faut cependant reconnaître que le mode de la liaison n'est pas
aussi absolu. C'est la part du sacrifice à faire pour éviter
le panthéisme et respecter la transcendance divine. Mais ce qui
est ainsi perdu du côté de l'immanence va être récupéré
du côté de l'absolue dépendance où la charité
met l'activité totale du juste vis-à-vis du Saint-Esprit
par les dons. C'est en effet et précisément à cette
imperfection nécessaire de l'information de nos actes surnaturels,
divins, par le Saint-Esprit, que les dons du Saint-Esprit sont destinés
à remédier (33). »
La vie surnaturelle constitue en nous tout un organisme
nouveau dont il faut bien nous rendre compte. C'est d'abord l'essence même
de notre âme qui est affectée par la grâce sanctifiante,
grâce par laquelle l'âme est élevée à
l'ordre surnaturel. Les trois vertus théologales, foi, espérance
et charité, nous sont conférées en même temps
que cette vie nouvelle, et elles affectent les puissances de l'âme
afin de les perfectionner, en vue de leur faire produire des actes surnaturels.
Ce sont elles qui opèrent l'union radicale avec Dieu, en nous donnant
pouvoir de penser, de vouloir et d'aimer comme lui.
À leur tour, les vertus théologales,
et particulièrement la charité, sont à la base des
vertus morales infuses et des dons. Les premières ont pour objet
d'assurer dans la pratique de la vie ordinaire l'influence continue de
la charité et de gouverner ainsi par le principe surnaturel les
différentes passions et les facultés intellectuelles de l'homme.
Sous cette conduite, la vie morale est surnaturalisée, mais la raison
conserve l'initiative de son mouvement et demeure sujette à des
défaillances, que n'excluent même pas les vertus théologales.
Il nous faut donc une action directe et continue du Saint-Esprit qui nous
mette à l'abri de ces défaillances et nous garantisse d'une
façon plus parfaite le salut vers lequel nous tendons. Or cette
action directe du Saint-Esprit se fait par les dons.
Comme les vertus infuses, ils sont des habitus,
c'est-à-dire des puissances pour agir, et pour agir bien, ad bene
agendum. Mais ils diffèrent des vertus par le mode intérieur
d'opérer; car si les vertus font agir d'une manière conforme
à la raison, les dons nous mettent en état de recevoir la
motion de l'Esprit-Saint, règle divine, supérieure à
la raison même surnaturalisée. D'un côté, il
y a mode d'agir humain et l'action surnaturalisée demeure réglée
par la raison; de l'autre, il y a mode divin et faculté d'abord
purement réceptive, puis agissante, mais uniquement sous la direction
du Saint-Esprit. Ce mode divin est destiné, selon saint Thomas,
à compléter notre mode d'agir humain toujours imparfait,
même sous l'influence des vertus. La raison de cette imperfection
est que si le vertueux possède les vertus naturelles d'une manière
adéquate, nous ne pouvons pas en dire autant de la possession des
vertus surnaturelles. Les vertus naturelles n'ont pour but, en effet, que
de servir d'aides permanents à la raison qui demeure toujours maîtresse
dans son domaine et garde la direction de notre agir, gouvernant ainsi
notre vie morale de chaque instant. Il s'ensuit que la perfection morale
n'ayant point d'autre objet que de mettre notre vie sous la lumière
agissante de la raison, nous possédons en nous, d'une façon
parfaite, tout ce qui est requis pour ce but.
Mais quand il s'agit des vertus surnaturelles,
il en va tout autrement. Elles ne sont pas, prises en elles-mêmes,
le principe formel de la vie divine en nous, telle qu'elle est possédée
par Dieu. Elles en sont seulement des participations dérivées,
qui, reçues dans nos facultés qu'elles perfectionnent, ne
les empêchent pas néanmoins d'agir selon leur propre nature.
Les vertus théologiques doivent donc se plier et s'adapter à
ce mode d'agir, et c'est de là que provient leur imperfection relative.
Elles sont ainsi dans une sorte d'infériorité vis-à-vis
des vertus morales naturelles, et si Dieu n'avait pourvu par un autre moyen
à cette lacune, on eût pu dire que notre organisme surnaturel
laissait à désirer et avait quelque chose à envier
à l'organisme purement naturel.
C'est là justement ce qui amène
saint Thomas à démontrer que les dons du Saint-Esprit ont
pour but de combler cette lacune et de suppléer par des impulsions
directes et normales à la façon dont la raison intervient
dans le gouvernement des vertus. Ainsi entendus, les dons complètent
et perfectionnent l'organisme surnaturel, et si leur intervention n'est
pas nécessaire pour chaque acte surnaturel, au même titre
que la grâce et le jeu des vertus, il n'en est pas moins vrai qu'ils
sont pour tous les hommes et non pas seulement pour les saints ou les âmes
d'élite. Mais à cause de leur mode sublime d'opération,
les dons peuvent toujours croître et mener jusqu'aux actes héroïques.
C'est même dans ces circonstances que leur vigueur apparaît
tout entière.
Ruysbroeck a donc usé de son droit
de maître en ascétique et en mystique lorsqu'il a assigné
aux dons du Saint-Esprit tantôt un rôle spécial en harmonie
avec un degré donné de la vie spirituelle, tantôt l'influence
prépondérante sur toute la marche ascendante vers l'union
avec Dieu. C'est surtout dans le Royaume des amants, comme nous l'avons
dit, que cette influence prépondérante des dons apparaît
comme liée à chacune des étapes de la vie ascétique
et mystique. Chaque don est comme localisé dans un degré
particulier de cette vie. Mais c'est là qu'il semble y avoir une
certaine exagération dans la doctrine de Ruysbroeck. Lui-même
d'ailleurs a eu soin de faire remarquer que par la grâce sanctifiante
et les vertus théologales le Saint-Esprit s'établit dans
l'âme avec ses sept dons, qui sont comme des sources jaillissantes
dans toutes les puissances de l'âme. Cependant il n'a pas assez noté
que les dons n'exercent pas toujours leur action indépendamment
les uns des autres, mais qu'au contraire cette action est souvent commune
et que leurs opérations se combinent. Aucun des dons n'appartient
donc exclusivement à un degré spécial de la vie surnaturelle,
bien qu'ils ne s'exercent pas tous néanmoins d'une façon
égale et de la même manière dans chacune des étapes
de l'âme en route vers la perfection. Il y a certains dons, en effet,
dont le plein épanouissement coïncide seulement avec les degrés
élevés de la vie spirituelle tels le don d'intelligence et
le don de sagesse, qui ont un rapport plus direct avec la contemplation
et la consommation de la vie unitive. Aussi Ruysbroeck a-t-il raison de
rattacher à ces dons la haute vie contemplative. Mais son tort,
dans le Royaume des amants, est de ne point faire suffisamment la distinction
entre le don ordinaire et le don extraordinaire ou charisme. La description
plus brève donnée dans les Sept degrés de l'amour
échappe à ce reproche (34).
Quant à la nature exacte des dons du
Saint-Esprit, nous avons remarqué déjà qu'elle n'apparaît
pas très clairement dans la théologie de Ruysbroeck. Il s'est
plus occupé des effets produits par la présence de ces dons
que de leur mode d'action. Nous trouvons cependant dans le Tabernacle (ch.
XXIII) une analyse un peu détaillée qui nous permet d'apercevoir
la conception que s'en faisait l'auteur. Il dit à propos de l'Agneau
de l'Apocalypse, c'est-à-dire du Christ lui-même, «qu'il
possédait sept cornes, comme signes de sa puissance contre l'ennemi,
et sept yeux au moyen desquels il connaissait distinctement et expérimentait,
selon son humanité, toutes les vertus. Chacun des dons, en effet,
confère la connaissance et le sentiment distinct d'une des sept
vertus principales et de toutes celles qui s'y rattachent. C'est ainsi
que les sept dons font connaître et expérimenter comment l'Esprit
de Dieu meut l'esprit de l'homme en sept manières, pour lui faire
produire toutes les vertus dont il est capable. C'est pourquoi les vertus
ne doivent jamais être séparées des dons, ni les dons
des vertus, car sans le don de Dieu aucune vertu ne peut être méritoires.
(35) »
On rencontre chez Hugues de Saint-Victor une
opinion semblable : «À l'encontre, dit-il, des sept vices
capitaux il y a les vertus qui émanent des sept dons. Et la différence
qui existe entre les dons et les vertus consiste en ce que les dons sont
les premiers mouvements suscités dans le cœur, comme des semences
de vertus jetées dans la terre de ce cœur, tandis que les vertus
sont comme la moisson qui en sort. Car les effets produits par les dons
sont des habitudes bonnes déjà affermies (36).» Le
P. Gardeil fait remarquer à ce propos « que l'opinion qui
fait des dons : primi motus in. corde quasi semina virtutum, a été
cataloguée dans la théologie postérieure comme identifiant
les dons et la grâce actuelle (37).»
Ruysbroeck a peut-être, en effet, considéré
l'opération des dons comme faisant corps avec celle de la grâce.
Cependant nous devons noter avec soin la distinction qu'il établit
entre la grâce prévenante et la grâce qui mérite
la vie éternelle (Cf. Noces spirituelles, 1. I, c. I.) : la grâce
prévenante est commune à tous les hommes, païens et
juifs, justes et pécheurs; l'autre est une grâce qui rend
agréable à Dieu, et pour l'obtenir il faut le secours de
la grâce prévenante, le concours de la volonté et la
purification du cour. D'autre part, le rôle prédominant des
vertus théologales est parfaitement marqué dans des passages
comme ceux-ci: « Nous trouvons en nous trois vertus qui nous unissent
à Dieu et sont la cause et la source de toutes les autres vertus
: ce sont la foi, l'espérance et la charité (38).»
- «Avec ces vertus le Saint-Esprit vient dans l'âme de l'homme
comme une source vive d'où s'échappent sept fleuves: ce sont
les sept dons divins qui ornent l'âme, l'ordonnent et l'achèvent
pour la vie éternelle (39). » C'est là un enseignement
tout conforme à celui de saint Thomas: « La première
union de l'homme avec Dieu se fait par la foi, l'espérance et la
charité. Aussi ces vertus sont-elles présupposées
à l'exercice des dons, qui en sortent comme de leur racine. C'est
pourquoi tous les dons se rapportent à ces trois vertus et en sont
comme des dérivations (40). »
Il apparaît bien aussi que Ruysbroeck
distingue les dons des vertus, lorsqu'il dit : « Le Saint-Esprit
est une source vive et sans fond qui se répand de l'intérieur
à l'extérieur en sept fleuves principaux: ce sont les sept
dons qui rendent le royaume de l'âme fécond en toutes vertus
(41).» En cet endroit et dans le suivant il fait même découler
les vertus des dons: « Les sept dons décrits par Isaïe
sont comme sept vertus principales, source et racine de toutes les autres
(42).» Ceci peut d'ailleurs s'entendre aisément du rôle
reconnu aux dons du Saint-Esprit, qui est de conférer l'aisance
dans l'exercice de toute vertu.
Il est moins facile de décider si les
dons sont toujours envisagés par notre auteur comme de véritables
habitus distincts de ceux des vertus. Dans le Royaume des amants en particulier,
la question ne semble pas posée de cette sorte. Cependant la présence
dans l'âme d'un don qui perfectionne son opération apparaît
bien comme un état permanent qui commande l'exercice des vertus
ou d'actes particuliers de religion, comme la contemplation. En tout cas,
le texte que nous avons cité plus haut montre les dons sous leur
vrai jour, comme des dispositions divinement conférées et
ayant pour effet de rendre l'âme docile à la motion du Saint-Esprit.
La pensée, souvent exprimée ailleurs, que par les dons le
Saint-Esprit meut l'âme, est pleinement d'accord avec ce qu'il y
a de plus personnel dans la doctrine de saint Thomas.
Reste enfin la question du rôle que
Ruysbroeck attribue aux dons du Saint-Esprit dans les différentes
phases de la vie spirituelle. Il a eu, pour le faire, premièrement
une raison apologétique. Les faux mystiques de son temps prétendaient,
en effet, que l'homme peut parvenir à la nudité d'esprit
et au mode le plus élevé de contemplation par ses propres
forces et sans le secours de Dieu. À cela Ruysbroeck a répondu
en exposant d'une façon magistrale comment l'œuvre de la sanctification
est éminemment divine. Sous ce rapport, ses livres sont de vrais
chefs-d'œuvre.
Au point de vue théologique, il est tout
à fait dans le vrai lorsqu'il regarde la perfection comme le résultat
de l'ascèse et de la mystique. Aussi a-t-il cherché à
montrer le rôle prépondérant des dons du Saint-Esprit
dans l'une et l'autre phase de la vie spirituelle. Or pour ce qui est de
la vie ascétique, il est incontestable que l'opération des
dons est nécessaire comme complément de l'activité
des vertus, et l'héroïsme des actes est seulement atteint lorsqu'entre
en jeu la motion du Saint-Esprit par l'intermédiaire des dons. Lors
donc que Ruysbroeck dit que les dons sont la cause des vertus, il veut
marquer que la vie ascétique n'exerce les quatre vertus cardinales
d'une façon parfaite que sous l'influence des dons. Saint Thomas
s'est d'ailleurs exprimé de même façon lorsqu'il a
dit: « Les dons du Saint-Esprit sont principes des vertus intellectuelles
et morales (43).»
Dans la vie mystique ou contemplative, il est certain
que les dons du Saint-Esprit, particulièrement ceux d'intelligence
et de sagesse, ont une haute influence. L'enseignement de Ruysbroeck est
ici encore conforme à la vérité théologique,
en présentant les dons comme principes des degrés les plus
élevés de la contemplation.
Il n'est pas impossible cependant qu'il admette
l'existence d'un principe supérieur aux dons, lorsqu'il parle de
contemplation extraordinaire (44). En cela il se rapprocherait de nouveau
de la doctrine de saint Thomas (45). Mais il a eu le tort de ne point établir
suffisamment la distinction qui existe entre les dons ordinaires et les
dons charismatiques, au moins dans le Royaume des amants.
*
* *
Chacun des sept dons du Saint-Esprit a comme
une petite monographie spéciale dans le Royaume des amants. Ruysbroeck
a adopté pour cela un mode de composition uniforme, où la
nature et les effets de chaque don sont exposés, puis résumés
sous une forme rythmée. On pourra remarquer une expression qui revient
sans cesse et qui définit l'objet des dons : ils ornent les puissances
de l'âme, et nous verrons dans quel ordre, selon la pensée
de l'auteur.
1° Le don de crainte est défini
brièvement dans les Sept degrés d'amour spirituel (46) :
« C'est la crainte filiale, qui nous remplit de révérence
envers Dieu et du souci de ne point l'irriter par nos péchés.
»
L'exposé que nous rencontrons au Royaume
des amants est de même sens. Il n'y est point question de crainte
servile, que l'auteur a flétrie au ch. XI en parlant de la cinquième
catégorie de ceux qui sont inhabiles à recevoir les dons
surnaturels. Notons seulement que le don de crainte est regardé
par l'auteur comme destiné à orner la puissance irascible,
tandis que saint Thomas le rapporte à la vertu d'espérance
et à la vertu morale de tempérance, qui appartient à
l'appétit concupiscible (47). On peut dire néanmoins avec
Ruysbroeck que la fonction première de la crainte du Seigneur est
de régler la puissance irascible, en ce sens que le bonum arduum,
nempe divinum, est l'objet de l'espérance, comme le bonum arduum
sensibile est l'objet de l'appétit irascible (48) .
La béatitude des pauvres selon l'esprit
correspond au don de crainte, et Ruysbroeck voit une ressemblance entre
ceux qui le possèdent et les anges du dernier chœur.
2° Le don de piété a pour
fonction principale, selon notre auteur, l'exercice de la charité
envers le prochain, et ceci est conforme plutôt à l'opinion
du bienheureux Albert le Grand et de saint Bonaventure qu'à celle
de saint Thomas. D'après ce dernier, en effet, le don de piété
nous fait rendre à Dieu nos devoirs comme à notre Père,
et par extension seulement aux saints en tant qu'aimés de Dieu (49).
La piété orne la puissance concupiscible,
dit Ruysbroeck, et c'est aussi l'opinion de saint Bonaventure. La béatitude
de ceux qui sont doux correspond au don de piété et les hommes
qui en sont doués ressemblent aux archanges, les messagers de charité
par excellence.
3° Le don de science est décrit
dans le Royaume des amants comme une lumière surnaturelle répandue
dans la puissance raisonnable, afin de permettre à l'homme de mener
une vie morale dans sa plus haute perfection. Il s'agit donc d'une science
pratique, comme le dit déjà le bienheureux Albert le Grand:
Scientia est lumen divinum ad opera bilia pertinentia ad hanc vitam. Aussi,
pour ce docteur comme pour saint Bonaventure, le don de science se rattache-t-il
à la vertu de prudence, et c'est certainement aussi l'opinion de
Ruysbroeck.
Saint Thomas, d'autre part, fait correspondre
le don de science à la vertu de foi et lui donne un objet plus spéculatif
que pratique (50). C'est pourquoi, d'après sa doctrine et celle
des auteurs mystiques en général, le don de science doit
être rangé parmi les principes formels de la contemplation,
même extraordinaire. Les dons de sagesse et d'intelligence sont par
excellence principes élicitifs formels de la contemplation extraordinaire
dans sa perfection, mais on y joint souvent le don de science (51), en
tant qu'il est une préparation immédiate à l'ascension
de l'âme vers Dieu au moyen des créatures et qu'il s'unit
aux dons de sagesse et d'intelligence dans la contemplation même
extraordinaire.
Alors donc que saint Thomas et les auteurs
modernes appliquent le don de science à la contemplation de Dieu
par les causes secondes, Ruysbroeck, d'accord avec saint Bonaventure, y
voit une règle parfaite de la vie active (52). Cette vie est encore
inférieure à la vie contemplative, mais elle y prépare,
car l'essence de la vie active ainsi entendue consiste pour l'homme à
rechercher l'honneur de Dieu, quoique la multiplicité de ses œuvres
extérieures le distraient encore de la cause première (53).
Cependant cette vie active ne va pas sans un regard intérieur vers
Dieu et sans un certain degré de contemplation par lequel l'homme
se rend compte que Dieu est inconnaissable et incompréhensible en
lui-même (54).
La béatitude de ceux qui pleurent se
rapporte au don de science d'après saint Augustin et saint Thomas,
et Ruysbroeck en donne pour raison que ce don fait apercevoir l'impuissance
des créatures à rendre à Dieu ce qui lui est dû.
Enfin les hommes qui le possèdent ressemblent au troisième
chœur des anges, appelés les Vertus, les plus hauts parmi les esprits
qui guident la vie morale.
4° Le don de force :Une première
définition très simple se rencontre au Livre des sept degrés
d'amour spirituel : « L'esprit de force nous rendra capables de vaincre
tout ennemi, le démon, le monde et notre propre chair, car c'est
là le moyen de vivre en paix avec Dieu (55). » Ainsi entendu
le don de force s'applique à tous les justes en général,
mais ailleurs Ruysbroeck en parle toujours comme se rapportant principalement
à la vie affective et donnant ainsi entrée à la contemplation.
Les scolastiques ont établi soigneusement
la distinction qui existe entre la vertu morale de force et le don. Saint
Thomas dit que la vertu donne à l'homme le pouvoir de se maintenir
dans le bien, malgré les difficultés qui proviennent soit
de la hauteur du but, soit des obstacles et des périls (56).
Mais pour arriver à bout de l'œuvre
commencée et échapper aux périls imminents, en d'autres
termes, pour parvenir à la vie éternelle, qui est la fin
dernière et le triomphe définitif de tout péril, il
faut à l'homme quelque chose de plus que la vertu, une motion du
Saint-Esprit qui le mène au but. C'est là le don de force
qui confère à l'âme une certaine confiance de la vie
éternelle et qui chasse la crainte contraire. Cette idée
de confiance se retrouve chez Ruysbroeck, dans le Tabernacle, ch. XXX.
Saint Bonaventure et Albert le Grand expliquent
un peu différemment ce qui distingue le don de la vertu de force.
La vertu ne s'appliquerait qu'à la voie ordinaire du juste, secundum
necessitatem praeceti, tandis que le don se rapporterait à la voie
des conseils, secundum libertatem consilii (57).
La conception de Saint Thomas est plus large
et la définition donnée par Ruysbroeck aux Sept degrés
s'y rattache davantage. Dans le traité du Tabernacle (58), le don
de force est présenté comme une motion intérieure
qui nous élève au-dessus de tout ce qui n'est pas Dieu et
nous enseigne à ne point nous aimer nous-mêmes, ni nos propres
biens, mais à nous confier à la toute-puissance divine. Aussi
le don de force nous apporte-t-il l'assurance de vaincre avec l'espérance
ferme de ne point tomber en péché grave. C'est bien la fiducia
de saint Thomas.
Au IIe livre des Noces spirituelles, Ruysbroeck
ne parle que brièvement du don de force et le définit comme
un pouvoir donné à l'homme de s'élever au-dessus de
la multiplicité des choses terrestres. De cette façon il
entre dans la solitude et vit plus intimement avec Dieu. En retour, il
reçoit souvent des consolations et douceurs intérieures:
« Celui, en effet, qui sert à la table de la louange divine
avec action de grâces et intime révérence, goûte
souvent au vin et recueille les miettes qui tombent de la table du Seigneur
(59). Il y a en outre comme un don supérieur de force qui consiste
à ne point s'attacher même aux consolations célestes.
Nous trouverons au Royaume des amants la description d'une distinction
plus foncière entre les deux degrés du don de force.
Dans ce dernier traité, en effet,
Ruysbroeck a donné beaucoup plus d'étendue à son enseignement
sur les dons du Saint-Esprit, particulièrement les derniers. Cet
enseignement ne diffère pas essentiellement de celui que l'on trouve
dans le Tabernacle et les Noces spirituelles, mais il présente cependant
des particularités qui doivent être signalées.
Le don de force y est mis en relation avec
la vie affective et non plus avec la vie active. Selon la tradition de
l'École (60), en effet, qui suit en cela saint Augustin, ce don
correspond à la béatitude de ceux qui ont faim et soif de
la justice. Aussi Ruysbroeck indique-t-il comme caractéristique
du don de force le désir ardent de louer Dieu. Mais il lui fait
dépasser les limites de la voie ordinaire et lui donne l'amplitude
d'un charisme ou grâce extraordinaire.
Le but apologétique du Royaume
des amants a déterminé sans doute l'auteur à traiter
de la sorte le don de force et les suivants. Ruysbroeck voulait montrer
à quel point la fausse mystique des hérétiques est
inadmissible, et c'est sous l'influence de cette préoccupation qu'il
a été amené à rattacher aux dons les grâces
extraordinaires et l'union parfaite. Il distingue d'ailleurs deux degrés
dans le don de force, comme il le fera aussi pour le don de conseil. Peut-être
cependant est-ce plus pour le besoin de sa cause que dans le but d'établir
des limites entre le don ordinaire et le charisme. Son dessein, en effet,
étant d'introduire les neuf chœurs des anges comme termes de comparaison
avec les hommes enrichis des sept dons, il devait nécessairement
prendre deux de ces dons à un double point de vue.
En résumé, voici la marche ascendante
que suit le don de force d'après l'exposé qui se trouve aux
chapitres XX et XXII du Royaume des amants :
La première motion divine a pour effet d'élever l'âme
au-dessus des choses terrestres. La raison s'éclaire et contemple
les propriétés divines, la puissance, la sagesse, la bonté,
tandis que le cœur est touché d'un amour affectif et la mémoire
se vide d'images. L'homme est ainsi libre et fort, parce qu'il domine tout
ce qui est créé. Et de là naît chez lui une
ardeur qui le porte à louer Dieu de ses admirables attributs.
C'est ici qu'entre en jeu le charisme, car
l'affection et la contemplation grandissent à tel point que l'homme
ne peut plus se contenir et, sous l'influence d'une grâce extraordinaire,
il entre dans une sorte d'extase où la joie domine.
Il y a ensuite un degré plus élevé
du don de force qui se manifeste par l'exercice plus parfait des vertus
et par le zèle pour le service de Dieu. Ceux qui le possèdent
ont une vraie faim de la justice et ils ressemblent à Dieu lui-même
qui se contemple dans son infinie perfection, mais qui se tourne aussi
vers tous, afin de les amener à lui. De là un flux et un
reflux qui donnent, selon l'expression de Ruysbroeck, « une faim
pleine de délices ». Les anges du quatrième et du cinquième
chœur ont une affinité spéciale avec les hommes doués
de la force spirituelle, aux deux degrés indiqués par notre
auteur.
5° Le don de conseil : D'après
saint Thomas (61), ce don est en relation avec la vertu de prudence : «
Il est dans l'ordre de la Providence, dit-il, que Dieu meuve tous les êtres
en tenant compte de leur manière d'être et de faire. L'homme,
dans les choses pratiques, délibère, se consulte et consulte.
Mais ses prévisions sont limitées, incertaines, timides,
surtout quand il s'agit de la conduite surnaturelle. Aussi a-t-il besoin
d'être dirigé dans ses conseils par Dieu qui embrasse toutes
choses. C'est la place faite au don de conseil.(62) » Comme les autres
dons, il est nécessaire à l'homme, à cause de la façon
précaire dont celui-ci possède la vertu.
Pour Ruysbroeck, le don de conseil a
certainement une tout autre portée, car il est ordonné au
plus parfait, et cette opinion se rattache à celles de saint Bonaventure
et d'Albert le Grand. Sous l'influence d'un tel don, l'âme ira jusqu'aux
actes héroïques d'abandon, par amour de Dieu.
La conception que s'en fait notre auteur a
quelque peu varié dans les divers écrits où il s'en
est occupé. Aux Sept degrés d'amour spirituel la définition
très brève ne fait qu'une allusion voilée à
la contemplation : « Nous prierons le Père des lumières
et de toute vérité de nous donner l'esprit de conseil,afin
que nous puissions aller à la suite du Christ par-dessus tous les
cieux et mépriser le monde avec tout ce qui lui appartient (63).»
L'expression de Père des lumières fait penser au don de contemplation,
mais le conseil demeure cependant le don de tous. Dans les autres traités
(Tabernacle, c. XXVIII; Noces spirituelles, 1. II, c. LXV; Royaume des
amants, c. XXV-XXX), il est nettement mis en est touché d'un amour
affectif et la mémoire se vide d'images. L'homme est ainsi libre
et fort, parce qu'il domine tout ce qui est créé. Et de là
naît chez lui une ardeur qui le porte à louer Dieu de ses
admirables attributs.
C'est ici qu'entre en jeu le charisme, car
l'affection et la contemplation grandissent à tel point que l'homme
ne peut plus se contenir et, sous l'influence d'une grâce extraordinaire,
il entre dans une sorte d'extase où la joie domine.
Il y a ensuite un degré plus élevé
du don de force qui se manifeste par l'exercice plus parfait des vertus
et par le zèle pour le service de Dieu. Ceux qui le possèdent
ont une vraie faim de la justice et ils ressemblent à Dieu lui-même
qui se contemple dans son infinie perfection, mais qui se tourne aussi
vers tous, afin de les amener à lui. De là un flux et un
reflux qui donnent, selon l'expression de Ruysbroeck, « une faim
pleine de délices ». Les anges du quatrième et du cinquième
chœur ont une affinité spéciale avec les hommes doués
de la force spirituelle, aux deux degrés indiqués par notre
auteur.
5° Le don de conseil : D'après
saint Thomas (64), ce don est en relation avec la vertu de prudence : «
Il est dans l'ordre de la Providence, dit-il, que Dieu meuve tous les êtres
en tenant compte de leur manière d'être et de faire. L'homme,
dans les choses pratiques, délibère, se consulte et consulte.
Mais ses prévisions sont limitées,
incertaines, timides, surtout quand il s'agit de la conduite surnaturelle.
Aussi a-t-il besoin d'être dirigé dans ses conseils par Dieu
qui embrasse toutes choses. C'est la place faite au don de conseil (65).
» Comme les autres dons, il est nécessaire à l'homme,
à cause de la façon précaire dont celui-ci possède
la vertu.
Pour Ruysbroeck, le don de conseil a certainement
une tout autre portée, car il est ordonné au plus parfait,
et cette opinion se rattache à celles de saint Bonaventure et d'Albert
le Grand. Sous l'influence d'un tel don, l'âme ira jusqu'aux actes
héroïques d'abandon, par amour de Dieu.
La conception que s'en fait notre auteur a
quelque peu varié dans les divers écrits où il s'en
est occupé. Aux Sept degrés d'amour spirituel la définition
très brève ne fait qu'une allusion voilée à
la contemplation : « Nous prierons le Père des lumières
et de toute vérité de nous donner l'esprit de conseil,afin
que nous puissions aller à la suite du Christ par-dessus tous les
cieux et mépriser le monde avec tout ce qui lui appartient (66).»
L'expression de Père des lumières fait penser au don de contemplation,
mais le conseil demeure cependant le don de tous. Dans les autres traités
(Tabernacle, c. XXVIII; Noces spirituelles, 1. II, c. LXV; Royaume des
amants, c. XXV-XXX), il est nettement mis en relation avec la contemplation
et il fait tendre d'une façon spéciale vers l'unité.
Mais alors que, dans les deux premiers de ces traités, il s'agit
d'un don ordinaire, au Royaume des amants l'exercice du don de conseil
est présenté selon le mode extraordinaire ou charismatique.
D'après ce qui est dit au Tabernacle,
ce don fait fuir les préoccupations terrestres, le commerce distrayant
des hommes et la multiplicité intérieure, et il fait aimer
l'unité d'esprit. L'âme s'y sent attirée par l'invitation
du Seigneur qui a dit : «Une seule chose est nécessaire (67),»
et par amour elle tend vers l'unité.
Dans les Noces spirituelles, l'invitation à
l'unité est adressée à l'âme par chacune des
personnes de la Sainte-Trinité et elle lui donne une grande impatience
d'arriver à l'objet de son désir, avec la force cependant
d'attendre le jour de Dieu. Et ainsi d'une part le don de conseil fait
souhaiter ardemment le règne de Dieu, et, de l'autre, il fait qu'on
se soumet entièrement à sa volonté.
Au Royaume des amants, la théorie est
beaucoup plus ample et présente comme deux étapes du don
de conseil. Déjà le plus haut degré du don de force
avait amené l'âme en face de l'unité de Dieu, l'enflammant
d'un grand désir d'y pénétrer. C'est alors qu'intervient
le don de conseil en son premier degré et il consiste en une motion
ou touche divine provenant de l'éternelle génération
du Fils par le Père, manifestée en la haute mémoire,
en l'essence même de l'âme. Sous cette influence, l'âme
devient très noble et surnaturelle, et elle désire ardemment
connaître la cause de ce qu'elle ressent. Elle est entrée
dans l'unité, mais elle ne peut s'en rendre compte qu'à la
manière des créatures et non pas encore selon le mode divin.
Aussi est-ce là pour elle une cause d'impatience, qui la fait tendre
sans cesse vers l'unité, afin d'y pénétrer davantage.
Chaque fois que la raison s'élève et adhère à
l'unité, l'intelligence est éclairée d'une nouvelle
lumière. Mais l'unité ne se laisse pas atteindre, car les
puissances supérieures de l'âme ont encore trop d'action naturelle.
C'est pourquoi l'homme demeure nécessairement dans une grande impatience
de posséder cette unité, dont il ressent la touche au plus
profond de son être. La touche divine est appropriée au Père,
l'illumination de la raison au Fils, et l'impatience d'amour au Saint Esprit.
Sous cette triple intervention divine l'âme devient fort attentive
et règle tout ce qui est de son royaume. La béatitude des
miséricordieux lui est dévolue, car c'est pratiquer sur soi-même
la miséricorde que de veiller ainsi à ses avantages spirituels.
Le second degré du don de conseil est
caractérisé par un retour de l'âme vers son propre
fond, où elle s'attache à la superessence de Dieu. Ainsi
est constituée par grâce une union très haute qui trouve
néanmoins son point d'appui dans la nature même de l'être
raisonnable. Ruysbroeck, en effet, insiste sur ce fait que l'essence de
l'âme dans ce qu'elle a de plus profond a son attache à l'essence
divine. Tous les esprits ont également là leur attache et
les personnes divines elles-mêmes sont par nature attachées
à l'essence et y trouvent le repos de jouissance. Une phrase résume
d'ailleurs toute la doctrine de notre auteur sur le second degré
de conseil : « Tous les esprits aimants sont ici, au-dessus d'eux-mêmes,
écoulés dans l'unité de fruition, selon le mode divin,
avec une lumière sans mesure.» Nous pouvons y noter tout ce
qui distingue le second degré du premier : 1° alors que primitivement
l'âme ne dépassait pas son propre fond, ici elle est au-dessus
d'elle-même et s'attache à Dieu comme à sa superessence;
2° autrefois il y avait l'impatience d'amour, maintenant c'est l'écoulement
dans l'unité de fruition, qui met l'âme dans ce que Ruysbroeck
appelle l'union sans différence; 3° le mode d'union, qui, dans
le premier degré, était conforme au mode ordinaire des créatures
et sous l'influence d'une lumière créée, devient un
mode divin, éclairé par une lumière divine. Cette
dernière expression est à remarquer soigneusement, car elle
sert à caractériser le plus haut degré du conseil
dans ce qui le distingue du don d'intelligence. Voici d'ailleurs la progression
qui apparaît dans les dernières phases de la vie contemplative
mise en rapport avec les dons du Saint-Esprit
Le don de force a préparé l'âme
d'une façon éloignée, en la faisant entrer dans la
vie affective. Le premier degré du don de conseil l'introduit dans
la haute vie contemplative, où ses facultés supérieures
recevront leur plus noble ornement. Le second degré du don de conseil
orne la mémoire, le don d'intelligence orne l'intelligence, et le
don de sagesse la volonté.
En résumé, et pour employer
les expressions mêmes de Ruysbroeck, au ch. XXXI du Royaume: «
Dieu donne l'impatience d'amour et il éclaire la raison là
où il donne la ressemblance (premier degré du conseil); et
il donne le repos et la jouissance, avec une clarté immense, là
où il unit (deuxième degré du conseil). » Quand
vient ensuite le don d'intelligence, la clarté immense fait contempler
la face glorieuse du Père; mais déjà, dans le plus
haut degré du conseil, la nature divine apparaît comme une
lumière incompréhensible qui plonge l'âme dans la jouissance.
Les deux degrés du conseil mettent
l'homme en relation avec le sixième et le septième chœur
des anges, les Dominations et les Trônes.
6° Le don d'intelligence : Ruysbroeck
est ici d'accord avec toute l'École et il n'y a pas lieu de s'arrêter
longtemps à l'étude qu'il fait du don d'intelligence. Tout
au plus pourrait-on se demander jusqu'à quel point il y introduit
la motion extraordinaire. Mais de cela il a été question
déjà à propos du don de conseil.
Saint Thomas conçoit le don d'intelligence
comme donnant une intuition pénétrante des choses divines
(68). Non pas que ce don supprime les obscurités de la foi, mais
il éclaire ce qu'on peut appeler les objets secondaires et l'objet
d'extension de la foi. Par objets secondaires on entend tout ce qui se
rapporte aux mystères, par exemple les textes de l'Écriture
sainte qui les exposent, les thèses théologiques qui les
analysent. Celui qui est doué d'intelligence surnaturelle scrute
d'un regard plus clair ces vérités et il contemple les choses
de Dieu. De plus il aperçoit dans les mystères des règles
supérieures de vie et c'est de cette façon que le don d'intelligence
contribue à faire croître la charité. Cette particularitéest
manifeste chez Ruysbroeck qui excelle à recueillir dans le mystère
de la Sainte-Trinité, par exemple, et dans les relations des divines
personnes les leçons de vertu élevée qui contribuent
à transformer la vie. L'insistance avec laquelle il rapproche sans
cesse les opérations surnaturelles qui se font en nous, de l'activité
intime de la vie de Dieu, est une caractéristique frappante de sa
doctrine. C'est là le sens du surnaturel et l'estimation droite
de la fin dernière, qui ne viennent pas seulement de la foi comme
telle, mais qui dépendent du don d'intelligence. La vérité
divine est devenue l'unique point de vue de la vie et elle est alors si
familière à l'âme que celle-ci y demeure comme en sa
région propre.
Lors donc que Ruysbroeck dit au Livre des
sept degrés de l'amour (69) que par l'esprit d'intelligence la raison
devient claire et capable de comprendre toute vérité nécessaire
au ciel et sur la terre, il donne déjà une définition
très exacte du don d'intelligence. Mais, au Royaume des amants,
l'acte propre et parfait qui découle de ce don apparaît d'une
façon plus nette. C'est un acte de contemplation qui succède
à la jouissance obtenue dans le second degré du don de conseil.
À ce degré l'âme était arrivée à
l'union avec Dieu en sa mémoire, considérée comme
fondement des deux autres facultés intellectuelles, l'intelligence
et la volonté. Mais il y a quelque chose de plus haut encore que
la jouissance de ce degré et c'est un acte de contemplation superessentielle,
fruit du don d'intelligence. La clarté immense qui en est le moyen
est déjà entrevue au second degré du conseil, mais
alors elle faisait défaillir, tandis que, sous l'influence du don
d'intelligence, l'âme contemple sans défaillance la haute
clarté qui est l'image du Père. La lumière nécessaire
à cet acte de contemplation, et qui est l'objet même que l'on
contemple, brille toujours dans toutes les mémoires. Cependant l'homme
est ordinairement trop encombré d'images pour en user dans sa contemplation.
Avec le don d'intelligence il reçoit une motion particulière
qui le fait dépasser les images et contempler aussi souvent qu'il
le veut dans une lumière incompréhensible.
À ce degré, dit Ruysbroeck,
l'homme ressemble aux Chérubins et il réalise la béatitude
des purs de cœur, à qui est promise la contemplation divine.
7° Le don de sagesse : Ici encore la définition
brève donnée par Ruysbroeck dans le Livre des sept degrés
rend compte d'une façon très nette du rôle attribué
à la sagesse dans la vie du juste « L'esprit de sagesse nous
inspirera le dégoût et le mépris de tout ce qui passe.
C'est alors aussi que nous serons capables de voir, de goûter et
de sentir la douceur de Dieu, qui est un abîme sans fond (70).»
Lors donc qu'au Royaume des amants, l'auteur donne à la sagesse
le nom de sagesse savoureuse, il demeure bien dans la même ligne
de doctrine. Mais il décrit cette sagesse dans son activité
la plus haute, parlant d'un « goût si fort qu'il semble, pour
l'âme qui le ressent, devoir absorber et faire disparaître
comme en un abîme sans fond le ciel, la terre et tout ce qu'ils renferment
». Dans ce plein épanouissement du don de sagesse, ce qui
apparaît davantage c'est la jouissance que l'âme ressent dans
la haute contemplation. Il s'agit donc là plus d'un repos que d'un
regard attentif, et encore que le don de sagesse ait un rapport direct
avec l'acte d'intelligence, il appartient essentiellement à la volonté,
qui y trouve sa pleine satisfaction. En cela Ruysbroeck suit une fois de
plus saint Bonaventure plutôt que saint Thomas. Le premier, en effet,
dit que l'acte consécutif au don de sagesse consiste à goûter
la suavité divine. Or, c'est là un acte qui, s'il appartient
premièrement à la connaissance, se termine et se consomme
dans l'affection, car le goût est une expérience prise du
bon et une connaissance de ce qui est doux. L'effet principal du don de
sagesse est donc plutôt du ressort de l'affection, c'est-à-dire
de la volonté (71).
Saint Thomas enseigne de son côté
que le don de sagesse se rapporte à l'intelligence et à la
volonté et qu'il sert la vertu théologale de charité;
mais, à la différence de saint Bonaventure, il place l'acte
principal de la sagesse dans l'intelligence et le définit comme
un jugement éclairé porté sur les choses divines,
avec lesquelles l'esprit est devenu comme familier, secundum quamdam connaturalitatem
ad ipsas (72) Mais cette sainte familiarité provient elle-même
de la charité qui unit à Dieu.
Le don de sagesse, selon Ruysbroeck comme selon
l'enseignement ordinaire, correspond à la béatitude des pacifiques,
car la paix résulte de l'ordre assuré, et il appartient au
sage de tout ordonner conformément aux raisons suprêmes de
toutes choses, de promouvoir ainsi la paix et d'être l'image du Fils
de Dieu, Sagesse incarnée (73).
Enfin ceux qui possèdent le don de
sagesse ressemblent aux « Séraphins, les plus élevés
du royaume éternel, car ils brûlent et se fondent devant la
face de la souveraine jouissance ».
Nous avons ainsi passé en revue toute
la doctrine contenue dans le Royaume des amants. Si l'on se souvient qu'il
s'agit là, sans doute, du premier essai de Ruysbroeck, on conviendra
que l'essai révélait déjà un maître.
L'enseignement sera plus complet, plus ordonné dans l'Ornement des
noces spirituelles, mais nous croyons que quiconque lira avec l'attention
voulue le premier traité de notre auteur, y reconnaîtra un
ensemble admirable de doctrine envisagée avec le regard d'un contemplatif
fort expert dans les choses de Dieu, mais aussi avec la science d'un vrai
théologien averti et prudent.
(1) Dat boec van den Rike der Ghelieven f. J. DAVID, Werken van Jan
van Ruusbroec, IVe Deel. Gent, 1861, p. 123 et suiv. L'édition est
donnée d'après les manuscrits D, F, G, I et L, analysés
par le Dr DE VREESE, De handschri ften van Jan van Ruusbroec's werhen,
t. I.
(2) POMERIUS, II, c.XVI : Anal. Bolland., t. IV, p. 295.
(3) Cf. DE VREESE, Bi jdragen tot de kennis van het leven en de werken
van Jan van Ruusbroec, p. 52.
(4) Dat boec der Hoechster Waerheit, Cf. VID, Op. Cit., VIè
deel. Gent, 1868, p. 245 et suiv.
(5) Cf. DE VREESE, Bijdragen ..., pp. 20 et suiv.
(6) Cf. Dietsche Warande en Belfort, 1910, p. 280 et suiv.
(7) Sap. X, 10.
(8) La théologie de Ruysbroeck est exposée d'une façon
remarquable dans une série d'études, actuellement en cours
de publication depuis 1912, dans les Collationes Brugenses, sous le titre
: Notanda quœdam utilissima in ordine ad rite intelligenda opera Scriptorum
contemplativorum. L'auteur anonyme est Mgr. Waffelaert, évêque
de Bruges.
(9) Le miroir du salut éternel, C. VIII, t. I, p.96 de notre
traduction des Œuvres de Ruysbroeck.
(10) Ibid., p. 97.
(11) Summ. theol., I IIae, quæst. CXIII, art. 10.
(12) Summ. theol., I, quæst. XCIII, art. 5.
(13) Le miroir du salut éternel, c. VIII, op. cit., p. 96.
(14) Le livre de la plus haute vérité, c. II et suiv.
(15) Cf. Summ. theol., III, quæst. XI, art. 1.
(16) Ibid., Ia, quæst. XII, art. 4.
(17) Le miroir du salut éternel, c. VIII, op. cit., p. 96.
(18) S. BONAVENTURE, Serm. IV; éd. de Quaracchi, t.V, p. 571.
(19) Le miroir du salut éternel, c. VIII, o. cit., p. 96.
(20) Le livre de la plus haute vérité, c. II.
(21) Cf. S. THOMAS, in II Sentent., dist. XXIII, quæst. II, a.
I, ad 2um.
(22) Cf. Le livre de la plus haute vérité, c. XII.
(23) Ibid., c. XIII.
(24) Cf. DE VREESE, Bijdragen..., p. 17.
(25) Cf. Le livre de la plus haute vérité, c. XII.
(26) Cf. Le livre de la plus haute vérité, c. XII.
(27) Cf. ce que dit S. Thomas de la fruition chez Dieu, en tant que
propriété de l'essence divine : Summ. theol., 1a q. XXXIX,
a. 8.
(28) RUYSBROECK, La pierre brillante, c. VIII.
(29) Cf. L. RAYMOND, Les dons du Saint-Esprit en général.
(Revue thomiste, 1914p. 2-3.)
(30) On peut lire sur ce sujet la remarquable étude du R. P.
GARDEIL, O. P., Dons du Saint-Esprit, Dictionnaire de théologie
catholique, fasc. XXXI, col. 1728-1781.
(31) Cf. A. GARDEIL, op. cit., c. 5752.
(32) Breviloquium, p. Va, cap. IV;] édit, de Quaracchi, t. V,
p. 256.
(33) A. GARDEIL, op. cit., C. 1734-1735.
(34) Cf. Les sept degrés de l'amour spirituel, c. VII.
(35) Le tabernacle, c. XXIII, édit. David, t. I, p. 155.
(36) Summa sententiarum, tr. III, c. XVII, Patr. lat., t. CLXXVI, col.
114.
(37) A. GARDEIL, op. cit., c. 1768.
(38) Le tabernacle, c. XVI, édit. DAVID, t. I, p. 100.
(39) Le royaume des amants, ch. XIII.
(40) Summ. theol., I III,, quæst. LXVIII, art. 4, ad 3um. .
(41) Le royaume des amants, c. XXXV.
(42) Le royaume des amants, c. VI.
(43) Summ. theol., IIa IIae, quæst. XIX, art. 9, ad 4um.
(44) Cf. Les sept degrés, op. cit., p. 253.
(45) Cf. VALLGORNERA : Mystica Theologia divi Thomae, t. I, p. 480.
Le P. VAN MIERLO, dans son analyse du Royaume des amants, explique de la
même façon l'union sans différence. Cf. Dietsche Warande
en Belfort, 1910, p. 280.
(46) Cf. Les sept degrés d'amour spirituel, c. VII, op. cit.,
p. 252.
(47) Summ. theol., IIa IIae, quæst. XIX et quæst. CXLI,
art. I, ad 3um.
(48) Ibid.,Ia IIae, quæst. XXV, art. 3, et IIa IIae, quæst.
XVII, art. I.
(49) Summ. theol., IIa IIae, quæst. CXXI, art. I.
(50) Ibid., IIa IIae, quæst. IX, art. 3.
(51) Cf. MEYNARD, O. P., Traité de la vie intérieure,
t. II, p. 63.
(52) Cf. Collationes Brugenses, an. 5913, p. 481.
(53) Cf. Les noces spirituelles, I. II, c. 63 et 1. I, c. 26.
(54) Il est bien entendu que la vie active, dont il est question ici,
ne doit pas être entendue au sens de vie apostolique, mais d'un degré
de vie ascétique où l'attention se concentre encore vers
les pratiques extérieures.
(55) Les sept degrés d'amour spirituel, c. VII, op. cit., p.
253.
(56) Summ. theol., IIa IIae quæst. CXXXIX.
(57) S. BONAVENTURE, in III. Sentent. dist. XXXV, a. 5.
(58) Le tabernacle, c. XXX.
(59) Les noces spirituelles, 1. II, c. LXVI.
(60) Cf. S. THOMAS, Summ. theol., IIa IIae quæst. CXXXIX, art.
2.
(61) Summ. theol., IIa IIae, quæst. LII.
(62) Cf. A. GARDEIL, op. cit., c. 1746-
(63) Les sept degrés d'amour spirituel, c. VII, op. cit., p.
253.
(64) Summ. theol., IIa IIae, quaest. LII.
(65) Cf. A. GARDEIL, op. cit., c. 1746-
(66) Les sept degrés d'amour spirituel, c. VII, op. cit., p.
253.
(67) Luc, X, 42.
(68) Cf. Summ. theol., IIa IIae, quaest. VIII, a. I.
(69) Les sept degrés de l'amour spirituel, c. VII, op. cit.,
p.253.
(70) Op. Cit., p. 253.
(71) S. BONAVENTURE, III Sentent., dist. XXXV, a. I, q. I.
(72) S. THOMAS, Summ. theol., IIa IIae, quæst. XLV, art. 2.
(73) Cf. A. GARDEIL, op. cit., c. 1745.
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